« Langue » et « temps »
Le temps est, selon Kant, « la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état interne » et « la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général » (l’espace : « la forme pure de toute intuition externe »), KdrV 49/50B. Cependant la mise en forme <Formung> de l’intuition de nous-mêmes et, à travers celle-ci, de tous les phénomènes en général ne s’accomplit et ne peut s’accomplir qu’en tant que forme de langage <Sprach-Form>, dans les formes conceptuelles et les autres mises en forme appartenant à chaque langue <Sprache> déterminée. Cette réciprocité n’a pas été, et ne pouvait pas être, pour Kant un problème parce qu’il était sous l’emprise — qui allait de soi — du concept moderne de langage selon lequel le « langage » est seulement la forme d’expression, en elle-même indifférente et survenant après-coup, des représentations et « perceptions » (sensations <Empfindungen> et connaissances) du « sujet ».Voilà ce qu’est de fait pour nous le langage ; mais il n’en a pas toujours été ainsi. Et puisqu’un tel changement de la forme (« interne ») de langue devait entraîner un changement de la forme dans laquelle les phénomènes apparaissent à celui qui vit dans une telle forme de langue, un changement correspondant de leur « condition formelle », le temps, en tant que « forme du sens interne » doit aussi se produire. « Langue » et « temps » se conditionnent réciproquement dans leur mode d’existence particulier et changeant dans la mesure où la langue est du temps formellement configuré <formal gestaltete Zeit> et le temps une forme <Form> des phénomènes éprouvés <erfahrenen> dans une figure formée linguistiquement <sprachlich geformter Gestalt>.
Note de l’éditeur: le texte a été publié une première fois dans la revue Studium Generale en 1955, puis repris dans les Schriften édités par Mr Gormann Thelen, t. 1, pp 327-337. Nous remercions Mme Erika Arnold et Mr Gormann-Thelen d’avoir autorisé la publication de cette traduction.