Science et art. Commentaire de la Critique de la faculté de juger, I, 47
Dans ce premier paragraphe du § 47 de la CFJ I, Analytique du sublime, la comparaison de l’art et de la science, ou plus précisément du savant et du poète, est poursuivie assidûment, d’une opposition affirmée à une autre : (1) Newton n’est pas un génie, Homère si ; (2) Newton découvre peu à peu, Homère reçoit l’inspiration d’une idée ; (3) entre Newton et les autres savants il n’y a que des différences de degré ; entre Homère et tout autre poète, il existe une différence spécifique : (4) tout ce que Newton expose peut être enseigné, tandis que le génie d’Homère ne se communique pas : la Nature distribue le génie à son gré.
Cette opposition est avancée comme étant une opinion partagée (« tout le monde s’accorde à reconnaître… ») ; et en ce sens, elle ne serait pas originale, propre à Kant : nous devinons qu’il la partage lui aussi, et simplement l’expose avec une netteté toute particulière, celle d’un homme convaincu. Comment cela se fait-il ? N’aurions-nous pas, nous, comme un doute ? Est-ce que la reconnaissance du génie dans les Beaux-arts n’aurait pas pu être accompagnée d’une reconnaissance égale pour l’inventeur d’une théorie nouvelle comme Newton : l’idée de la gravitation universelle n’était-elle pas, quand même, une idée parfaitement originale en son temps ? N’a-t-elle pas surgi dans la tête de Newton comme une intuition, comme une idée neuve ? N’a-t-elle pas relevé d’une imagination créatrice, elle aussi : une imagination scientifique sans doute, mais créatrice ? Peut-on opposer la place et le rôle de l’imagination dans les sciences et les beaux-arts d’une façon aussi tranchée que celle de Kant, parlant au nom de tout le monde ? Ce qui surprend le lecteur, c’est le mot « cerveau » avancé pour le cas du seul Newton ; et non pas d’Homère, qui avait pourtant lui aussi un cerveau sans doute… ! Cela laisserait-il à lire entre les lignes que la notion de génie n’a rien perdu de son origine latine, comme nous le précise le savant Agamben ? « Les Latins nommaient Genius le dieu auquel chaque homme se trouve confié au moment de sa naissance. L’étymologie est transparente et reste encore visible dans la proximité de génie et du verbe engendrer… Genius meus nominatur, quia me genuit : Il s’appelle mon génie, parce qu’il m’a engendré. » Genius est le dieu qui est spécialement attaché à chacun, et il vaut mieux que chaque homme consente à son génie, Dieu intime, personnel et impersonnel, car il nous dépasse, il nous excède : comme l’esprit en nous…. « Vivre avec Genius signifie vivre dans l’intimité d’un être étranger, se tenir constamment en relation avec une zone de non connaissance. » (Giorgio Agamben, Profanations, 2005)