Matière des métaphores, métaphores de la matière

Diderot renvoie les questions qu’il nomme « spéculatives » à l’indigence de la pensée idéaliste et confie au personnage du docteur Bordeu, dans Le Rêve, le soin de les ridiculiser : « Toute abstraction n’est qu’un signe vide d’idée ». Puis viennent l’étiologie et le remède : « On a exclu l’idée en séparant le signe de l’objet physique ; et ce n’est qu’en rattachant le signe à l’objet physique que la science redevient une science d’idées ». Une indication sur la nature de cette entreprise nous est donnée dans la Lettre sur les aveugles par la définition de la métaphore : « Mais qu’entendez-vous par des expressions heureuses, me demanderez-vous peut-être ? Je vous répondrai, madame, que ce sont celles qui sont propres à un sens, au toucher par exemple, et qui sont métaphoriques à un autre sens, comme aux yeux ; d’où il résulte une double lumière pour celui à qui l’on parle, la lumière vraie et directe de l’expression, et la lumière réfléchie de la métaphore ». D’emblée, la première difficulté que soulève cette définition tient à l’usage philosophique de ces expressions énergiques, heureuses, que sont les métaphores : le projet philosophique de Diderot est en effet de construire, en lieu et place de ces anciens systèmes de la matière qui ont fait la preuve de leur faillite, une libre enquête sur l’idée de matière ; elle prendra la forme d’un dispositif d’intégration des éléments matériels selon un principe d’ordre régional ouvert et inachevé. Maupertuis avait très bien saisi la portée de ce choix philosophique lorsque, face aux allégations répétées de Diderot revendiquant la nécessité du Tout en philosophie, il avait, dans sa réponse, laissé entendre la conviction profonde et inavouée de son objecteur : « Cette manière de raisonner que Monsieur Diderot appelle l’acte de la généralisation, et qu’il regarde comme la pierre de touche des systèmes, n’est qu’une espèce d’analogie, qu’on est en droit d’arrêter où l’on veut ». A quoi bon généraliser jusqu’à atteindre le concept d’un système du Tout de la matière ? L’enquête philosophique au contraire s’accordera à la pratique de la métaphore en préférant l’esquisse dont Diderot loue l’esprit d’invention dans le Salon de 1767 : « Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? C’est qu’il y a plus de vie et moins de formes. A mesure qu’on introduit les formes, la vie disparaît ». Mais comment légitimer l’abandon de l’architectonique du concept et fonder le recours aux métaphores, si l’ambition de cette enquête sur l’idée de matière est bel et bien d’exhiber ses principes — tâche métaphysique — et de nous amener à la source de la sensation — souci ontologique ?

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