Bonheur et finitude dans la Critique de la raison pratique de Kant

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« Être heureux, écrit Kant dans la Critique de la raison pratique, est nécessairement ce que désire tout être raisonnable mais fini ; c’est donc aussi un inévitable principe déterminant de sa faculté de désirer. Car être satisfait de son existence entière n’est nullement une possession originelle et une félicité qui supposerait la conscience de se suffire à soi-même en toute indépendance, mais un problème qu’impose à cet être sa nature finie […]».

En reliant de façon ignorée jusqu’alors bonheur et finitude, Kant entend en premier lieu relativiser l’importance du bonheur, qui ne saurait à ses yeux constituer une fin morale essentielle. Accéder au bonheur est une aspiration qui concerne tout homme en tant qu’être fini : l’universalité de la quête du bonheur n’implique aucunement, comme l’ont cru les écoles grecques, qu’elle soit moralement fondamentale. La détermination de ce dont nous avons besoin pour être contents de notre état est dépendante du sentiment de plaisir ou de peine, lequel ne peut être reconnu qu’empiriquement par le sujet. Le problème de l’accès au bonheur est ainsi strictement individuel, « subjectif », et ne saurait être confondu avec une loi objective, qui devrait contenir pour tous les êtres raisonnables le même principe déterminant de la volonté. Le bonheur n’est pour Kant qu’un « titre général » qui cache une polysémie radicale, incompatible avec l’univocité d’une fin rationnelle parce que renvoyant à des représentations inconciliables de sujets différents. Le problème « comment accéder au bonheur? » est dès lors étranger à la raison pure pratique. Ce qui en revanche entre nécessairement dans son champ est la finitude du sujet rationnel, finitude dont provient l’existence même d’un tel problème. Dire qu’être heureux est un problème qui tient à notre nature finie, ce n’est pas congédier ce problème hors de la philosophie morale mais plutôt en expliquer l’origine : la dimension sensible de l’homme, qui ne saurait épuiser son essence en tant qu’être raisonnable fini, mais ne peut être méconnue par la Critique de la raison pratique, de la même façon que la Critique de la raison pure théorique exigeait que le donné sensible soit posé comme un élément auquel devait cependant s’ajouter le concept pur de l’entendement pour que la connaissance soit possible. La recherche du bonheur, dans la mesure où elle concerne seulement les choix contingents des individus empiriques, est extérieure à la raison pure pratique, mais le fait même que l’être raisonnable fini ne puisse renoncer à une telle recherche et doive cependant, pour accomplir son devoir, ne pas la prendre en compte, constitue pour cette même raison pure pratique un problème central.