Le mythe fondateur de la cité

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Quand on lit vraiment La République, on est toujours surpris d’avoir entendu parler, de continuer d’entendre parler de la « cité idéale de Platon ». Quelle cité idéale, en effet ? Sans doute Socrate fait-il l’effort de développer l’idée d’une cité « théorique », qui n’existe que dans le discours <en logo>, puisqu’il a décidé de lire sur celle-ci la justice ou l’injustice possibles, là où elles seraient écrites en bien plus gros caractères que sur une âme. Une cité imaginée dans le discours, cela ne signifie pas une cité parfaite, idéale, loin s’en faut. C’est que, dès le début de la fiction, nous avons abandonné une cité qui satisferait simplement les besoins : où nous boirions de l’eau pure, mangerions du pain et des fruits, dormirions sur l’herbe moelleuse, en caressant rêveusement des agneaux, les oreilles bercées du chant des oiseaux. Santé, sobriété, paix, seraient le cas dans cette première forme de vie ensemble. Mais Glaucon a réagi négativement à ce charmant tableau d’une Arcadie perdue : — Ah non ! ce serait une cité de porcs ! La concession que lui accorde Socrate, c’est qu’il accepte que cette cité théorique réponde, non aux seuls besoins, mais également aux désirs, qu’elle permette aux citoyens de vivre dans les délices. Faire place au luxe, c’est le premier pas qui introduit l’imperfection : la cité en devient « gonflée d’humeurs » <phlegmainousan polin>, République, 372e . Elle accueille en son sein les marchands, les artistes, les médecins ; mais surtout, puisqu’elle a besoin de produits variés, puisqu’elle écoute l’insatiable désir de posséder, elle va vouloir étendre son territoire, elle va engager des guerres. (373e). Et donc, en plus les cultivateurs et artisans indispensables à la vie, qui vivent chez elle, la cité va vouloir avoir des guerriers, elle va devoir élever des remparts, bâtir des casernes. Socrate appelle les soldats des « gardiens » : car la cité en somme est un territoire délimité par des frontières qu’elle désirerait au moins conserver, au mieux repousser. Dès lors, s’ensuivent les luttes entre cités, s’impose l’opposition entre les citoyens et les étrangers, les amis du dedans, les ennemis du dehors. Et, comme les chiens de garde aboient quand un inconnu s’approche, les gardiens se dressent contre les hommes des autres cités : s’ils les aperçoivent depuis les remparts, ils tendent leurs arcs, ils les menacent, ils tirent ; les autres se cachent sous leurs casques, derrière leurs boucliers. Enfin, cette cité gonflée d’humeurs, guerrière, va être coiffée par un gros mensonge, son mythe fondateur. Cela peut-il aller plus mal ?

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