Genèse et concrétisation des objets techniques dans « Du mode d’existence des objets techniques » de Gilbert Simondon
Le problème de la philosophie de la technique : par ou commencer ?
Le problème premier, aussi bien qu’ultime, de la philosophie de la technique est de savoir ce que c’est que la technique. Il s’agit, comme toujours en philosophie, de savoir affronter la question : qu’est-ce que c’est ? quelque autre problème que l’on soit conduit à traiter -, car tout en dépend ; l’enjeu est tout bonnement de savoir ce que l’on dit. Mais cela n’a rien d’une règle générale de méthode ou de bon sens qu’il suffirait de se rappeler à propos de chaque sujet ; chaque fois la difficulté a quelque chose de singulier et le problème est de savoir comment s’y prendre pour suivre un conseil si sage.
Il n’est pas facile de dire ce que c’est que la technique, car la diversité de ce qu’on peut y trouver est si grande, et parfois même si peu connue de nous, qu’il y a grand risque que l’on profère des généralités hâtives, que l’on présente comme général (voire universel) ce qui ne pourrait s’affirmer au mieux que de quelques cas, ce qui n’est que particulier. Mais la difficulté, dans sa véritable et singulière nature, se marque à cela que même celui qui, pour éviter ce risque, choisirait de se limiter à une région, voire à un canton de la technique et avertirait que la portée de son analyse s’y trouve assignée, volontairement et prudemment cantonnée dans sa particularité, celui-là risquerait encore de se tromper sans le savoir, non pas seulement comme celui qui prend une vertu particulière pour la vertu, ni comme celui qui en présente tout un essaim alors qu’on lui demande une définition essentielle, mais comme celui qui, croyant qu’il y a des colombes dans le colombier, plonge la main dedans et en retire, sans songer à le soupçonner, autre chose que l’oiseau qu’il cherche. Où donc est la technique ? Où peut-on et doit-on aller pour l’envisager, l’étudier, l’analyser ? A quoi faut-il s’intéresser comme type de réalité pour s’instruire de ce qu’est la technique, si partiellement que ce soit ? Où trouver la technique, lorsqu’on souhaite la définir ou en parler en connaissance de cause ? Tel est le premier et l’ultime problème de toute philosophie de la technique. Tant que l’on n’a pas au moins le soupçon que la technique soit d’abord peut-être introuvable, ou difficile à localiser, que ce qui fait problème avant tout et au bout du compte est de savoir quoi interroger, vers où et vers quoi regarder, tourner le regard, on risque un tel quiproquo ou bien un tel flou, qu’il semble audacieux de prétendre avoir seulement commencé à faire de la philosophie sur ce sujet.