Publications par Saint-Sernin Bertrand

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Whitehead, Procès et réalité, « Fait et forme »

Dans le chapitre de Procès et réalité intitulé « Fait et forme », Whitehead met en scène trois penseurs : Platon, Locke et lui-même. Le texte qui est en filigrane, c’est le Timée, et, en particulier, le passage (49 a-53 c) où Platon présente les trois genres de l’être : a) ce qui a une forme immuable ; b) ce qui tombe sous les sens, naît, est toujours en mouvement, naît dans un lieu déterminé, pour disparaître (le perishing de l’auteur) ; c) le troisième genre est le « réceptacle » (chora ou hypodochè) : « Il ne peut mourir et fournit un emplacement à tous les objets qui naissent ».
L’interprétation du « réceptacle » ou de la chora dans Aventures d’Idées montre l’importance de la notion pour Whitehead, car elle est ce qui ressemble le plus à la notion de « créativité ». Il cite Timée 49a qui qualifie le réceptacle de « mère nourricière de tout devenir », disant : « De toute naissance, elle est le support et comme la nourrice ».

Les ordres de la nature

La réflexion sur l’ordre physico-chimique soulève deux types de problèmes :
– circonscrire les frontières de cet ordre ; et voir si, pris comme un système, il interfère avec un ou plusieurs autres ordres ;
– mettre au jour sa constitution interne, afin d’examiner s’il constitue un ensemble homogène ou s’il est fait de parties plus ou moins liées les unes aux autres, entre lesquels des problèmes d’interaction se posent.
L’ordre physico-chimique existe à l’intérieur des êtres vivants et hors des êtres vivants. Historiquement, l’étude de l’ordre physico-chimique hors des organismes vivants précède celle de cet ordre à l’intérieur des vivants, qui, de toute façon, n’a commencé que vers la fin du XVIIIe siècle, avec la fondation de la chimie moderne.

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Peut-on connaître la nature?

Avant de nous appliquer au recensement des problèmes qu’évoque l’idée de nature, il convient de dire en quoi le sens de ce mot diffère du sens des mots «univers» et « monde ». Univers (en latin universum) est composé de deux racines : unus et verto, et a pour contraire diversum, participe passé de diverto ou divorto, aller dans des directions opposées, se séparer, divorcer. Dans univers, il y a donc l’idée d’un ensemble qui, en embrassant une totalité, se tourne vers l’unité. Il s’agit d’une unité faite d’une diversité qui constitue une totalité allant vers son unité. L’idée sous-jacente est donc celle d’un lien synthétique, d’une togetherness, dirait Whitehead. On voit donc par quel cheminement universum en est venu à désigner l’ensemble des choses, l’univers.
Dans l’idée de monde, mundus, – dont le contraire est immundus – il y a l’idée de propreté, de parure, et, par-là, l’ordonnance, comme dans le grec kosmos. Mundus signifie aussi le ciel et, plus généralement, la totalité des choses.

Faces de l’action

Y a-t-il des formes élémentaires de l’action ?
La réponse est oui. Il y a action quand, dans le comportement d’un individu, se produit quelque chose d’irréversible qui a été projeté et voulu. Par exemple, sauter d’un plongeoir, ou d’un avion en parachute. Platon, dans Lachès (193 c), s’interroge : « Et s’il s’agit de descendre dans un puits ou de plonger, les hommes qui consentent à s’y risquer sans être du métier ne sont-ils pas plus courageux que ceux qui le connaissent ? » Ce qui est une façon de souligner l’importance de l’entraînement et de la technique pour diminuer les risques. C’est ce que remarque Socrate juste avant : « À la guerre, un homme tient bon et s’apprête à combattre par suite d’un calcul intelligent, sachant que d’autres vont venir à son aide, que l’adversaire est moins nombreux et plus faible que son propre parti, qu’il a en outre l’avantage de la position : cet homme dont la force d’âme s’appuie de tant d’intelligence et de préparations est-il plus courageux que celui qui, dans les rangs opposés, soutient énergiquement son attaque ? » Lachès lui répond : « C’est ce dernier, Socrate, qui est courageux » (193 a-b).
On voit, à travers ces deux passages du Lachès, trois structures élémentaires de l’action : a) quand l’agent est seul et que le risque tient à des choses (le plongeur ou le puisatier) ; b) quand un individu en affronte un autre seul à seul (le duel) ; c) quand, à la guerre par exemple, l’affrontement entre les adversaires est collectif, et que les individus trouvent, dans leur propre parti, des camarades qui peuvent venir à son aide. À partir de là, il est facile de généraliser aux cas où il y a une pluralité d’agents (individus ou collectifs) qui s’allient ou s’opposent.