Publications par Nodé-Langlois Michel

Commentaire des Fondements de la métaphysique des mœurs

« Fondements » pour Grundlegung : le singulier allemand renvoie à l’opération logique qui fait l’objet de la recherche, le pluriel français au résultat de celle-ci, en laissant entendre que ce dont il est question – les « mœurs (Sitten) » – ne repose pas sur un fondement unique. Pourtant, vers la fin de la Préface, Kant présente son œuvre comme « la recherche et l’établissement du principe suprême de la moralité (Aufsuchung und Festsetzung des obersten Prinzips der Moralität) ».
Fondement veut dire : principe, c’est-à-dire raison ultime.
D’où l’usage du terme métaphysique, dont l’usage par Kant, en 1785, peut surprendre eu égard à la critique dont la métaphysique précritique a fait l’objet dans la Critique de la Raison pure.
Cet usage se comprend en fonction de la première définition, par Aristote, de ce qui s’est appelé ensuite métaphysique : « science des premiers principes et des premières causes ».
Le résultat de la critique de la raison théorique a été une réduction du champ d’application de cette notion. Il ne peut plus être question pour Kant d’une science des premières causes, c’est-à-dire, au bout du compte, de la cause première identifiée au principe divin de l’univers : celui-ci ne peut plus être l’objet d’un « savoir (Wissen) », mais seulement d’une « foi (Glauben) », sous la forme d’un « postulat de la raison pratique », qui ne sera d’ailleurs présenté comme tel que dans la seconde Critique, en 1787.

Philèbe – Commentaire de texte (20d-21d)

La question générale du Philèbe, dialogue sans doute tardif de Platon, est celle du bonheur, autrement dit, selon une assimilation que l’on retrouvera dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, du souverain bien. Plus précisément, il s’agit de « montrer quelle capacité et disposition de l’âme est capable de procurer à tous les hommes la vie heureuse » (11d, 4-6), c’est-à-dire de définir un bien qui soit à la fois proprement humain, par opposition a celui des bêtes, et à la disposition de tous les membres de l’espèce, plutôt que réservé à une élite.
On comprend dès lors que la discussion porte avant tout sur cette thèse que l’on peut dénommer « hédoniste », puisqu’elle identifie le bien au plaisir, thèse de Philèbe, énoncée dès le début du dialogue dans son opposition à la thèse « intellectualiste » de Socrate (11b). Le plaisir apparaît en effet comme l’expérience à la fois la plus immédiate et la plus commune du bien en tant que celui-ci est par nature l’objet d’un désir.

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De natura rerum. Commentaire

L’épicurisme a dans l’histoire de la philosophie une situation singulière, qu’on peut caractériser comme un double retour.
Retour d’abord à ce qui selon Aristote fut l’un des gestes philosophiques marquants de Socrate : ramener la philosophie du ciel sur la terre, c’est-à-dire chercher la solution des questions morales, plutôt que l’explication théorique des phénomènes naturels. La morale socratique paraît avoir été un eudémonisme, empreint même d’un certain hédonisme. Épicure quant à lui donne pour objet essentiel à la sagesse philosophique la réalisation d’une vie heureuse, dont le critère et le moyen sont le plaisir. Il y a chez lui comme une primauté du point de vue pratique, en ce sens que le bonheur, défini comme paix de l’âme, est ce qui donne leur raison d’être à toutes les parties de la philosophie, y compris la physique et la théorie de la connaissance.
On peut bien voir là un retour par rapport à ce qui avait été le dernier mot en la matière des deux plus illustres disciples de Socrate : Platon et Aristote. Ni l’un ni l’autre assurément n’ont négligé le perfectionnement moral des individus ni la réforme politique de la cité. Ils s’y sont employés en actes et pas seulement en discours. Mais ils avaient situé le souverain bien, et Aristote plus encore que Platon, dans l’activité de connaissance, et plus précisément dans la connaissance du plus haut intelligible : Dieu en tant que bien absolu, souverain bien. Aussi Aristote subordonnait-il les vertus morales, nécessaires à l’action, à cette fin en soi que peut seule être la contemplation de la vérité. L’épicurisme inverse cette subordination.
Cette inversion ne signifie cependant pas une renonciation à la spéculation théorique, dans la mesure où une certaine théorie apparaît nécessaire à la paix de l’âme.

Le temps a t-il une réalité ?

La question peut paraître absurde tant nous avons d’expressions pour signifier le temps, explicitement : longtemps, en même temps que…, au temps de…, ou implicitement : hier, aujourd’hui, demain, etc. Quand nous les utilisons, nous avons tout sauf l’impression de parler pour ne rien dire, et nous savons que ce n’est pas le cas lorsque par exemple nous fixons un rendez-vous.
Nous avons donc certainement une pensée du temps. Or la question ne porte pas sur l’existence de cette pensée, mais sur la réalité de son objet. Car nous admettons aussi que tout ce que nous pensons n’existe pas réellement pour autant. Nous pourrions par exemple demander : le rêve a-t-il une réalité ? et nous répondrions sans peine que le rêve existe comme état d’un certain sujet, mais que ce qu’il rêve n’a aucune réalité distincte de la sienne. Le contenu du rêve n’existe pas comme réalité, mais seulement comme image d’une réalité.
On peut donc se demander s’il n’en va pas du temps comme du rêve, car le cas du temps apparaît en fait plus problématique que celui du rêve.

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Commentaire du Discours de Métaphysique de Leibniz

Leibniz n’avait pas intitulé son ouvrage, mais c’est sous cette appellation, devenue traditionnelle, qu’il en parle dans une lettre au Landgrave Ernest de Hesse-Rheinfels du 1 ou 11 (selon le calendrier grégorien déjà en usage en France, mais pas en Allemagne) février 1686.
Le terme de discours indique un propos suivi de nature didactique, qui ne se limite pas à l’exposition ordonnée des thèses principales du système leibnizien – comme dans ces deux abrégés tardifs (1714) que sont les Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, et la Monadologie –, mais en détaille les raisons.
La métaphysique est à entendre ici en son sens précritique de « science du suprasensible », soit de ce qui existe au-delà de la nature sensible, ou n’est accessible qu’à une intellection à défaut de sensation.

Introduction au stoïcisme

Une interprétation traditionnelle, contestée par Michel Foucault, voit dans le stoïcisme impérial une transition, avant que la sagesse chrétienne ne prenne le relais de la sagesse païenne. La position de Foucault est sans doute très marquée par son rapport peut-être névrotique à ce qu’il pense être la conception chrétienne de la sexualité, d’où sa volonté d’opposer radicalement les deux sagesses en voyant dans la seconde essentiellement une hantise de la chair, une diabolisation du plaisir, ce qui est un contresens répandu mais étonnant de la part d’un savant.
La sagesse chrétienne n’est pas avant tout une diabolisation de la chair, mais une éthique de la responsabilité personnelle, dominée par la notion de liberté qui est inhérente à l’idée fondamentale de création.
Si les deux sagesses s’opposent, c’est d’abord en ce que la sagesse païenne a d’abord été dominée, elle, par l’idée de destin et de nécessité, ainsi qu’en témoignent les tragédies grecques et certains mythes platoniciens. L’école stoïcienne a fait dès ses débuts de l’affirmation du destin l’un de ses dogmes fondamentaux.
La contestation de cette idée avait cependant été un aspect majeur de la philosophie naissante, chez Platon et plus encore chez Aristote, qui a donné la première théorie philosophique de la notion de responsabilité personnelle, en faisant de l’homme, de par sa conscience rationnelle, le « principe » de ses actes. Il restera quelque chose de cette affirmation dans les notions stoïciennes d’hégémonikon (principe directeur), et d’authexousion (pouvoir sur soi).

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L’existentialisme métaphysique de Thomas d’Aquin

L’étude des textes du Docteur Angélique conduit inévitablement à s’interroger sur la légitimité d’une partie de son entreprise : faire servir la philosophie d’Aristote à la formulation d’une théologie qui était à tous égards étrangère à ce dernier. Fondée sur des Écritures révélées, encombrées de récits cosmogoniques, de fables, et de chroniques historiques, à peu près exemptes de ratiocination métaphysique, cette théologie paraît devoir être mise au nombre des traditions mythologiques auxquelles Aristote oppose sa propre théologie philosophique.
C’est notamment un fait irrécusable qu’Aristote, démonstrateur de l’existence du Premier Moteur immobile, n’a pas professé une théorie de la création du monde. Mais qu’Aristote ne fût pas chrétien n’est qu’un fait, et, à en croire Thomas d’Aquin, la question est précisément de savoir si Aristote aurait pu, voire dû enseigner que le monde est créé par Dieu.

Commentaire des Passions de l’âme

Le texte ici présenté fut d’abord un cours proposé aux khâgneux du Lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse. L’enseignement étant, selon la belle formule aristotélicienne l’acte commun du maître et du disciple, ils méritent d’être nommés d’abord puisqu’il est clair qu’ils y ont eu leur part.

Cette origine explique aussi les limites du propos : il s’agit d’un outil de travail, élaboré dans la perspective de la préparation d’un concours de recrutement. On n’y trouvera donc nulle prétention à l’originalité philosophique, non plus qu’à l’exhaustivité en matière de documentation universitaire.

Le but – modeste – était d’aider à la lecture et à la compréhension du texte cartésien, sans lui substituer constamment le commentaire comme s’il ne s’expliquait jamais assez bien lui-même, mais en suggérant la structure de son développement logique, et en le rapprochant d’autres passages de l’auteur, voire en le confrontant à ses sources, pour autant qu’il s’en démarque tout en s’en inspirant.

L’outil de travail veut être aussi une invitation à la lecture. C’est pourquoi nombre de textes sont mentionnés sans être cités in extenso.

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Une régression ptoléméenne en philosophie ? Kant et la question du temps

Si les philosophes doivent, comme le veut Nietzsche, « devenir la mauvaise conscience de leur temps », et s’ils doivent pour cela oser mettre en examen les propositions que leur époque tient habituellement pour vraies, on peut penser qu’il nous incombe de réexaminer certaines positions kan-tiennes que Nietzsche, à l’instar de beaucoup d’autres, a plutôt admises que discutées.
On peut mesurer le succès historique de Kant à ce que, en dépit des efforts des idéalistes allemands ses successeurs, les penseurs de notre époque la définissent volontiers comme « l’âge post-métaphysique ». Peut-être ne reste-t-il plus grand chose du détail de la Critique de la Raison pure dans la science et l’épistémologie contemporaines. Il est en revanche une thèse qu’elle passe pour avoir définitivement accréditée, et qui fonctionne parfois comme une condition de respectabilité intellectuelle : qu’il ne saurait y avoir de connaissance au-delà de ces disciplines que nous avons pris l’habitude d’appeler nos sciences, à l’instar de Kant lui-même, qui refusait ce titre à la métaphysique pour la raison qu’elle ne peut connaître ni comme les mathématiques, ni comme la physique expérimentale…

La technique est-elle une contre-nature?

Cette question est l’une de celles qu’ont suscitées les mises en garde écologiques de notre époque. Ce que Jean-Pierre Séris appelle « l’écologisme », soit l’exploitation idéologique des connaissances acquises par cette science récente qu’est l’écologie, se présente parfois comme une mise en cause, pouvant aller jusqu’à la diabolisation, de la technique humaine, sous sa forme moderne, industrielle, du fait que celle-ci produit manifestement des effets qui paraissent virtuellement destructeurs du biotope humain, soit de l’environnement qui est la condition naturelle de la survie de l’espèce humaine. La technique moderne est alors dénoncée comme une contre-nature dévastatrice.

Une telle dénonciation prend évidemment le contre-pied de la glorification « prométhéenne », positiviste ou marxiste, du progrès technique, comme de ce dont l’humanité devrait attendre son salut, à l’exclusion de toutes les conceptions religieuses, c’est-à-dire censément fantasmatiques, de ce dernier.

En dehors de ses fondements scientifiques et de ses visées idéologiques, la critique contemporaine se réclame aussi souvent d’une justification philosophique trouvée dans certaines thèses de Heidegger. Celui-ci, dans sa conférence sur La question de la technique (1954), s’interroge non pas tant sur les effets de la technique moderne que sur son essence, et identifie celle-ci à « l’arraisonnement (Gestell) », soit à une volonté humaine d’emprise totale sur l’étant, moyennant la mise en œuvre de l’intelligence technicienne armée des connaissances de la science moderne, et dont les effets dévastateurs de la société industrielle ne sont que des manifestations externes – le « danger (Gefahr) » étant pour Heidegger non pas avant tout que la planète soit complètement dévastée, mais que l’homme recouvert par sa propre technique, ne devienne incapable d’en penser l’essence, c’est-à-dire d’y reconnaître sa volonté d’arraisonnement de l’étant.

Ces thèmes heideggériens sonnent comme un écho à une parole fameuse de Descartes, lequel en appelle, contre la pensée à ses yeux purement « spéculative », et par suite verbeuse et inutile, des Anciens et des médiévaux, à une philosophie « pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, 6e partie). On peut bien voir dans ce texte l’expression d’une volonté d’arraisonnement, puisque Descartes invite à accroître la capacité humaine d’user de la nature par la compréhension rationnelle des causalités qui s’y exercent.

Certes, il est clair que Descartes n’envisageait pas un tel arraisonnement comme une source de la dévastation contre laquelle, trois siècles plus tard, Heidegger et les écologistes mettront en garde. Il le juge au contraire désirable non seulement « pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens en cette vie » (ibid.).

La question est alors de savoir, et l’histoire postérieure à Descartes interdit de l’ignorer, si une telle entreprise, humaniste avant tout, peut aboutir sans entraîner les effets pervers qui ont conduit à la dénoncer.