La technique est-elle une contre-nature?

Cette question est l’une de celles qu’ont suscitées les mises en garde écologiques de notre époque. Ce que Jean-Pierre Séris appelle « l’écologisme », soit l’exploitation idéologique des connaissances acquises par cette science récente qu’est l’écologie, se présente parfois comme une mise en cause, pouvant aller jusqu’à la diabolisation, de la technique humaine, sous sa forme moderne, industrielle, du fait que celle-ci produit manifestement des effets qui paraissent virtuellement destructeurs du biotope humain, soit de l’environnement qui est la condition naturelle de la survie de l’espèce humaine. La technique moderne est alors dénoncée comme une contre-nature dévastatrice.

Une telle dénonciation prend évidemment le contre-pied de la glorification « prométhéenne », positiviste ou marxiste, du progrès technique, comme de ce dont l’humanité devrait attendre son salut, à l’exclusion de toutes les conceptions religieuses, c’est-à-dire censément fantasmatiques, de ce dernier.

En dehors de ses fondements scientifiques et de ses visées idéologiques, la critique contemporaine se réclame aussi souvent d’une justification philosophique trouvée dans certaines thèses de Heidegger. Celui-ci, dans sa conférence sur La question de la technique (1954), s’interroge non pas tant sur les effets de la technique moderne que sur son essence, et identifie celle-ci à « l’arraisonnement (Gestell) », soit à une volonté humaine d’emprise totale sur l’étant, moyennant la mise en œuvre de l’intelligence technicienne armée des connaissances de la science moderne, et dont les effets dévastateurs de la société industrielle ne sont que des manifestations externes – le « danger (Gefahr) » étant pour Heidegger non pas avant tout que la planète soit complètement dévastée, mais que l’homme recouvert par sa propre technique, ne devienne incapable d’en penser l’essence, c’est-à-dire d’y reconnaître sa volonté d’arraisonnement de l’étant.

Ces thèmes heideggériens sonnent comme un écho à une parole fameuse de Descartes, lequel en appelle, contre la pensée à ses yeux purement « spéculative », et par suite verbeuse et inutile, des Anciens et des médiévaux, à une philosophie « pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, 6e partie). On peut bien voir dans ce texte l’expression d’une volonté d’arraisonnement, puisque Descartes invite à accroître la capacité humaine d’user de la nature par la compréhension rationnelle des causalités qui s’y exercent.

Certes, il est clair que Descartes n’envisageait pas un tel arraisonnement comme une source de la dévastation contre laquelle, trois siècles plus tard, Heidegger et les écologistes mettront en garde. Il le juge au contraire désirable non seulement « pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens en cette vie » (ibid.).

La question est alors de savoir, et l’histoire postérieure à Descartes interdit de l’ignorer, si une telle entreprise, humaniste avant tout, peut aboutir sans entraîner les effets pervers qui ont conduit à la dénoncer.

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