La question du temps chez Aristote

La question de l’essence du temps a connu un profond remaniement avec la publication de Etre et temps, en 1927. Deux points centraux y apparaissent.
L’un est l’idĂ©e que la pensĂ©e mĂ©taphysique dans son ensemble a oblitĂ©rĂ© le temps ou du moins a omis de l’interroger sous l’angle qui est seul capable d’atteindre son essence, c’est-Ă -dire sous l’angle de son rapport avec l’ĂȘtre. Il en est ainsi parce que la pensĂ©e mĂ©taphysique, qui est, certes, depuis son origine, orientĂ©e vers l’ĂȘtre, s’en enquiert cependant sous un angle qui ne permet pas de dĂ©velopper la question de l’ĂȘtre (et celle Ă©galement de son rapport au temps) en toute son ampleur et sa radicalitĂ© ; elle s’enquiert de l’ĂȘtre Ă  partir de l’étant qu’elle trouve dans le monde, et qui est l’objet de notre prĂ©occupation quotidienne, l’étant intra-mondain. Cet ĂȘtre de l’étant intra-mondain, les Grecs l’ont appelĂ© ousia, littĂ©ralement â€œĂ©tantitĂ©â€. Ousia est un mot qui est trĂšs proche, par le sens, du mot parousia, qui signifie prĂ©sence, par opposition Ă  apousia, qui signifie absence. Le rapprochement ousia-parousia a suggĂ©rĂ© Ă  Heidegger l’idĂ©e que le mot qui dĂ©signe en grec l’ĂȘtre de l’étant implique une rĂ©fĂ©rence, une rĂ©fĂ©rence implicite, oblitĂ©rĂ©e, mĂ©connue, au temps ; l’étant, « mĂ©taphysiquement compris », est le prĂ©sent; il est saisi quant Ă  son ĂȘtre comme prĂ©sence dĂ©ployĂ©e ; il est compris par rĂ©fĂ©rence Ă  un mode dĂ©terminĂ© du temps: le prĂ©sent ponctuel; et cette comprĂ©hension va pour ainsi dire de soi; elle est soustraite Ă  toute interrogation explicite. On peut donc dire que le temps a dans la pensĂ©e mĂ©taphysique traditionnelle une fonction ontologique fondamentale, puisque l’ĂȘtre est compris dans un horizon fonciĂšrement temporel; mais la mĂ©taphysique comme telle ne s’interroge jamais expressĂ©ment sur cette fonction dĂ©volue au temps dans la comprĂ©hension de l’ĂȘtre : « le temps lui-mĂȘme est pris pour un Ă©tant parmi d’autres Ă©tants, et l’on tente de le saisir dans sa structure d’ĂȘtre Ă  partir de l’horizon d’une comprĂ©hension de l’ĂȘtre orientĂ©e sur lui de façon inexprimĂ©e et naĂŻve”. D’oĂč l’interrogation de Heidegger : est-il possible de s’affranchir de la comprĂ©hension « mĂ©taphysique » de l’ĂȘtre, du temps et de leur lien – est-il possible de penser l’ĂȘtre indĂ©pendamment de la comprĂ©hension mĂ©taphysique (implicite) de l’ĂȘtre comme prĂ©sence dĂ©ployĂ©e ? le lien de l’ĂȘtre et du temps peut-il devenir vraiment, explicitement, problĂ©matique, de telle sorte que la question du « sens de l’ĂȘtre » soit Ă  nouveau ouverte ? Telle est l’interrogation de Heidegger, qui lie solidairement la question de l’ĂȘtre et la question du temps: l’ĂȘtre et le temps sont si Ă©troitement intriquĂ©s que l’un ne peut pas ĂȘtre compris sans l’autre.

Aristote Ethique Ă  Nicomaque Livre V

La composition de l’Ethique Ă  Nicomaque prĂ©sente l’allure, mĂȘme reconstituĂ©e, d’une ascension : elle suit une haute progression par les vertus morales et dianoĂ©tiques, ou ce qui les fortifie (livres II-IX), vers l’objet final de l’Ă©thique, dĂ©fini au livre I, et Ă©tudiĂ© au livre X, le bien- vivre. Cette progression donne ainsi une structure circulaire Ă  l’Ɠuvre : le dernier livre revient sur le premier, la pensĂ©e s’y achĂšve en dĂ©terminant la fin de l’éthique. Le terme retrouve le commencement qui se trouve fondĂ© en lui. En mĂȘme temps l’Ethique Ă  Nicomaque articule la politique et l’éthique dont elle n’est qu’un moment. S’ouvrant sur l’idĂ©e de Souverain Bien, et sur la politique comme science architectonique du «bien proprement humain», elle s’achĂšve en introduisant les livres de la Politique. Le bonheur est cette idĂ©e nominale qui constitue la fin de toutes les activitĂ©s et le sens de l’existence humaine, fin ultime qui est formellement la mĂȘme que la fin politique. On comprend donc immĂ©diatement l’importance de la question de la justice dans l’ensemble des livres sur l’éthique.

Le livre V constitue un traitĂ© de la justice . La considĂ©ration de la justice vient clore l’examen des vertus morales, commencĂ© au livre III et poursuivi au livre IV. Aristote choisit de consacrer tout un livre Ă  la vertu de justice (dikaiosunĂš). Mais encore tout l’intĂ©rĂȘt de ce traitĂ© sur la justice, et tout l’apport d’Aristote Ă  la philosophie du droit, consistent-ils Ă  dĂ©gager la justice de son approche exclusivement morale. Aristote propose ainsi une sĂ©rie de distinctions importantes entre la justice gĂ©nĂ©rale, vertu de justice ou justice lĂ©gale, et la justice particuliĂšre qui se dĂ©finit de façon privilĂ©giĂ©e non par rapport Ă  la loi mais par rapport Ă  la notion d’égalitĂ©. C’est cette seconde espĂšce de justice qu’il privilĂ©gie, la subdivisant Ă  son tour en justice distributive et justice corrective.

La fondation aristotélicienne de la métaphysique

Ce texte est dĂ©sormais publiĂ© et n’est donc plus disponible sur Philopsis. – Petite introduction Ă  la question de l’ĂȘtre – Editions Pierre Tequi – Janvier 2008 Poser la question de l’ĂȘtre, et y rĂ©pondre, c’est admettre la possibilitĂ© d’une science qui dĂ©passe celles que nous considĂ©rons d’ordinaire comme seules scientifiques, et qui reçut le […]

Aristote Ethique Ă  Nicomaque Livre X

Le titre traditionnel de l’Éthique Ă  Nicomaque (Ă©thika nikoma – sous entendu bibla) est : Livres de morale Ă©ditĂ©s par Nicomaque . Ce titre n’est pas d’Aristote et il est peu probable qu’Aristote ait donnĂ© seulement un titre Ă  son cours de morale. On ne doit pas oublier que les Ɠuvres qui nous sont parvenues ont Ă©tĂ© laissĂ©es par Aristote sous la forme de notes, que ce sont des travaux Ă©sotĂ©riques (Ă  l’intĂ©rieur de l’Ecole) ou « acroamatiques » (destinĂ©es Ă  l’enseignement oral) – les Ɠuvres exotĂ©riques, elles, ayant Ă©tĂ© perdues comme souvent pour la philosophie antique dans les premiers siĂšcles de l’ùre chrĂ©tienne (De la philosophie, le Protreptique
) – et que donc l’ordre et l’unitĂ© des textes demeurent toujours problĂ©matiques. D’ailleurs quand Aristote fait rĂ©fĂ©rence Ă  son enseignement moral (cf. Jaeger), il se rĂ©fĂšre le plus souvent (Ă  l’exception tardive du livre 4 de la Politique) Ă  son premier cours, c’est-Ă -dire Ă  l’Éthique Ă  EudĂšme. En tois Ă©thikois Ă©crit toujours Aristote (cours de morale). On notera qu’il ne parle jamais de la morale, de la science morale (hĂš Ă©thikĂš), mĂȘme si l’on trouve l’expression d’« ĂštikĂš theĂŽria» – science Ă©tant ici Ă  entendre au sens large de sagesse. Et mĂȘme s’il propose de distinguer entre science (Ă©pistĂšmĂš) pratique, poiĂ©tique et thĂ©orĂ©tique (MĂ©taphysique, E, 1, 1025b3-28), il ne faut pas en conclure qu’Aristote pose les principes d’une science de la moralitĂ©. Cette « science pratique » a pour objet l’action humaine, « non pas l’action posĂ©e ou passĂ©e, mais l’action Ă  poser (prakton), l’action Ă  venir (esomenon), non pas l’action d’autrui, mais l’action que doit rĂ©aliser le sujet connaissant ».

Définir, décrire, classer chez Aristote : des opérations propédeutiques à la connaissance scientifique des choses

DĂ©finir, dĂ©crire, classer – cela suffit-il pour connaĂźtre les choses ? Le plus notable de prime abord dans cette liste de trois opĂ©rations de pensĂ©e, c’est moins leur profusion, qui dissĂ©mine certes la connaissance des choses en de multiples actes, que la restriction que cette liste impose. Non seulement la trinitĂ© ainsi constituĂ©e reprĂ©sente une coupe drastique dans la diversitĂ© des actes par lesquels on a pu dĂ©crire l’accomplissement d’une connaissance des choses – percevoir, intuitionner, sentir, juger, dĂ©duire, induire, expliquer, rendre raison, dĂ©montrer, prouver, manifester, dĂ©voiler, diviser, rassembler, etc. – , mais, plus encore, on peine Ă  saisir la raison qui anime un tel partage, le lien intime qui unit ces trois opĂ©rations et justifie qu’on les isole de toutes les autres – au risque que cet isolement et que ce regroupement ne manifestent que leur arbitraire.
Ou c’est peut-ĂȘtre, plus qu’un lien intrinsĂšque, une raison strictement nĂ©gative qui pourrait donner un fondement Ă  ce regroupement – comme si l’on se concentrait sur les opĂ©rations auquel on se donne encore droit quand toutes les autres sont apparues trop ambitieuses. Le plus frappant dans cette triade, c’est en effet l’omission du type d’opĂ©ration par rapport auquel ces trois-ci n’ont Ă©tĂ©, pour les fondateurs de la philosophie, que des opĂ©rations adjuvantes ou prĂ©paratoires. Pour Platon en effet comme pour Aristote, connaĂźtre les choses, c’est les expliquer, en rendre raison en les rapportant Ă  leur cause, pouvoir dire « pourquoi » elles sont comme elles sont. Et c’est par rapport Ă  cette opĂ©ration que dĂ©finir, dĂ©crire ou classer peut s’avĂ©rer utile ou nĂ©cessaire, mais de maniĂšre seulement subordonnĂ©e.

Aristote : la science non démonstrative

La thĂ©orie aristotĂ©licienne de la dĂ©monstration, exposĂ©e dans les Seconds Analytiques, peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une explicitation complĂšte de la dĂ©finition platonicienne de la science. La dĂ©monstration (apodeĂŻxis) est un cas particulier du syllogisme, dont la thĂ©orie est exposĂ©e dans les Premiers Analytiques. Celle-ci montre Ă  quelles conditions formelles une conclusion s’ensuit nĂ©cessairement de certaines prĂ©misses : elle enseigne donc les rĂšgles qu’il faut respecter chaque fois que l’on veut rendre raison de la vĂ©ritĂ© d’une proposition quelconque, qui autrement serait l’objet d’une simple opinion. Mais ce qui spĂ©cifie la dĂ©monstration dans le genre syllogisme, c’est qu’elle doit permettre d’établir le caractĂšre nĂ©cessairement vrai d’une conclusion, et non pas seulement sa dĂ©pendance nĂ©cessaire par rapport Ă  des prĂ©misses. Or, comme Platon l’avait fortement soulignĂ©, des prĂ©misses simplement hypothĂ©tiques, c’est-Ă -dire, en grec, prĂ©supposĂ©es, ne peuvent engendrer qu’une conclusion tout aussi hypothĂ©tique qu’elles : il y avait donc pour lui une escroquerie intellectuelle Ă  parer du nom de science ce qui ne serait, comme on dit aujourd’hui, qu’une dĂ©marche hypothĂ©tico-dĂ©ductive


Reprendre aujourd’hui les voies du travail engagĂ© par Aristote dans la MĂ©taphysique ?

Martin Heidegger est loin d’ĂȘtre le seul en ce siĂšcle Ă  avoir tenu un discours, et cela en vue de la «dĂ©passer», sur la mĂ©taphysique. Ainsi, par exemple, Rudolf Carnap Ă©crivant en 1932, dans une perspective assurĂ©ment diffĂ©rente de celle de «l’histoire de l’ĂȘtre», un article intitulĂ© «Le dĂ©passement de la mĂ©taphysique dans l’analyse logique du langage». Et c’est dĂ©jĂ  sur la mĂ©taphysique que s’exprimait l’auteur des ProlĂ©gomĂšnes Ă  toute mĂ©taphysique future qui se prĂ©sentera comme science. Ceux-lĂ  mĂȘmes toutefois qui nous invitent Ă  entreprendre Ă  leur suite de rejeter ou «dĂ©passer» la mĂ©taphysique n’en viendraient-ils pas Ă  induire en nous le souhait de d’abord tenter d’y entrer ?

La rationalitĂ© pratique traditionnelle et moderne : Aristote, Thomas d’Aquin, Kant

Avant que la philosophie contemporaine ne rĂ©habilite l’analyse de l’intentionnalitĂ© de l’acte moral, de l’agentivitĂ©, il pouvait sembler que le problĂšme du rapport entre la dĂ©cision et la dĂ©libĂ©ration ne mĂ©ritait pas d’ĂȘtre tirĂ© de l’oubli. Plusieurs facteurs pouvaient expliquer le dĂ©sintĂ©rĂȘt relatif au sujet de ce genre de questions. D’abord, en rĂ©action Ă  l’idĂ©alisme et au subjectivisme kantien, la sociologie française avait insistĂ© sur l’aspect collectif de la morale, ce qui rendait marginale une interrogation sur les motivations de l’acte moral individuel, sur le processus Ă  l’Ɠuvre dans la dĂ©cision. Ensuite la psychologisation de ce problĂšme sous sa forme scolaire ne pouvait manquer de donner l’impression d’un dĂ©bat un peu vain, ne mĂ©ritant plus d’ĂȘtre Ă©voquĂ© si ce n’est en passant. Au fond, tout se passe comme si la dĂ©cision Ă©tait un produit immĂ©diat que la dĂ©libĂ©ration, cette opĂ©ration artificielle, viendrait justifier a posteriori.