Hylèmorphisme et fonctionnalisme. Sur la relation âme /corps chez Aristote

Forgé au début du XXe pour désigner la “ doctrine d’Aristote et des scolastiques selon laquelle l’être est constitué dans sa nature de deux principes complémentaires, la matière et la forme ” , le terme “ hylèmorphisme ” risque d’être un peu comme l’arbre qui cache la forêt, surtout si l’on entend par là une “ théorie spiritualiste directement inspirée de l’hylèmorphisme aristotélicien ” (TLF). En effet, s’il est vrai que “ hylèmorphisme ” renvoie à la doctrine aristotélicienne qui comprend la relation de l’âme au corps sur le modèle de la relation entre la forme (morphê) et la matière (hylê) et désigne par-là une doctrine selon laquelle l’âme est unie au corps comme l’est la forme à la matière, il ne l’est pas, même chez les aristotéliciens néo-thomistes, que cette doctrine soit une doctrine “ spiritualiste ” puisqu’elle a précisément pour fonction d’établir l’inséparabilité réelle de l’âme et du corps, ce qui entraîne d’ailleurs bien des problèmes pour les néo-thomistes . Autrement dit, alors même que le terme avait été formé, chez les historiens de la pensée aristotélicienne, néo-thomistes ou non, pour insister sur l’inséparabilité de l’âme et du corps, l’appel à la relation forme/matière ayant pour fin d’insister sur l’union de l’âme et du corps risque d’emblée d’être mésinterprété pour au moins deux grands types de raison :

1) Nous autres Modernes, nécessairement nourris, que nous le voulions ou non, au biberon cartésien, avons d’emblée tendance à entendre l’union de l’âme et du corps comme celle de deux substances séparées, la substance corporelle (res extensa) et la substance pensante (mens). Dès lors, le risque est grand que nous ne comprenions plus très bien ce qu’il en est chez Aristote et que, chrétiens/cartésiens malgré nous, nous identifiions l’âme aristotélicienne à la substance pensante cartésienne, ou, en termes plus modernes, à l’esprit (mind).

2) Indépendamment de l’ironie cartésienne envers les “ formes substantielles ”, qui risque fort aussi d’obscurcir notre jugement, nous savons tous, pour avoir lu la Métaphysique Z, qu’un cercle ou un Hermès peuvent aussi bien être de bois que d’airain. Une forme pourrait ainsi, théoriquement du moins, “ informer ” n’importe quelle matière. Or, contrairement à ce sur quoi Aristote insiste en Métaphysique, H, 6, cela ne reviendrait-il pas à mettre l’accent sur la séparabilité de la matière et de la forme, et conséquemment sur celle de l’âme et du corps ? D’où le renouveau de la question dans la récente littérature aristotélicienne de langue anglaise au sujet de la plasticité compositionnelle de la forme. Cette plasticité est essentielle pour le fonctionnalisme (dont certains voudraient qu’Aristote soit le “ père ”) car elle implique, même s’il n’est évidemment pas d’état mental sans état matériel, qu’on puisse décrire la pensée ou l’esprit (mind) indépendamment de la matière, du corps.

Aussi, afin de dissiper tout malentendu sur le sens de l’hylèmorphisme chez Aristote, mais aussi sur le fait de savoir s’il peut ou non être considéré comme le “ père du fonctionnalisme ”, le plus sage est de revenir d’abord sur le traité De l’âme, II, 1-3, où Aristote définit ce qu’il est aujourd’hui convenu de nommer “ hylèmorphisme ”. Nous verrons ensuite, dans une brève seconde partie, quel est le sens du débat contemporain sur l’éventuel fonctionnalisme du Stagirite et ce que ce débat peut apporter à la compréhension (ou à la mécompréhension…) de la pensée aristotélicienne relative aux relations âme/corps et âme/esprit.

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