En un sens, Les Dieux ne sont pas un livre original. C’est plutôt le livre qui exprime et dit ce qui, dans toute la philosophie, reste implicite sur les religions. C’est quand on a médité sur un certain nombre d’auteurs qu’on peut, comme Alain, écrire Les Dieux, que n’a pourtant écrit aucun de ces auteurs.

Les Dieux reposent donc sur un sol philosophique d’une étonnante richesse et d’une inépuisable diversité. Outre le Platon de La République, présent en tout et partout, Descartes et Malebranche, il faut relever, au moins, cinq références fondamentales :

1) Chez Spinoza, il faut considérer la problématique de l’imagination et de l’erreur du livre II de l’Ethique. C’est sur ce modèle et en ce sens qu’Alain entend montrer que toutes les religions sont vraies : au sens où l’erreur, une fois connue et comprise, atteste qu’elle ne contenait rien de faux, mais qu’elle était, positivement, du vrai. Par là, Alain ne saurait être gêné de découvrir la vérité des religions, car cette vérité n’est pas celle du prêtre, mais bien ce qui est réellement vrai dans la croyance. Cette façon spinoziste de s’avancer vers les religions est à la fois ce qui les condamne et ce qui les sauve, de même que c’est lorsque l’erreur est reconnue et expliquée qu’elle est, par le même geste, désignée comme erreur et remise en sa vérité qu’elle ne nous trompait pas (ainsi ai-je raison de voir le soleil, gros de quelques pouces, à deux cents pas). C’est donc la plus grande et la plus philosophique réfutation qui consiste à montrer que les hommes ont raison de croire en leurs dieux. Ce qui les sauve mieux que la croyance spontanée, et les réfute mieux que les arguments négateurs. Alain s’écarte autant de l’idéologie d’athéisme critique des instituteurs que de cette piété pascalienne qui n’arrive pas à croire et installe la religion hors des preuves : « Il faut aller droit contre Pascal » (p. 23). Il y a donc un spinozisme d’Alain, par quoi les religions deviennent parfaitement rationnelles : « Si je pouvais penser les dieux en Dieu et comme Dieu, tous les dieux seraient vrais » (p. 11).

2) De Rousseau, Alain tire l’inspiration fondamentale qui anime le très important livre I, « Aladin », consacré aux dieux de l’enfance. Il se souvient de l’Emile, qui enseigne que les enfants sont des tyrans et que les riches sont des enfants : situation qui les met dans la dépendance et conduit à la prière. Les Dieux de l’enfance sont les puissances qui nous échappent et que seules les paroles peuvent fléchir.

3) Alain a lu et médité Hegel. Il est pénétré de l’Esthétique et de la Phénoménologie de l’Esprit. À partir de cela, il tente un déchiffrement des religions, dont la vérité est sens et se ramène à l’esprit. Les religions sont des sphinx qui nous posent des énigmes, dont la solution est l’homme. La vérité des religions est l’anthropomorphisme, par quoi aucune religion n’est fausse, puisque l’esprit apprend à s’y reconnaître. Les religions sont pensées sur le modèle des œuvres d’art : « Les religions, comme des arts, offrent souvent des énigmes, que le fameux sphinx résume assez bien » (Préliminaires à la mythologie, Pléiade, p. 1148). Par Hegel, Alain comprend les religions dans leur histoire, en reléguant la critique d’entendement : « on sera frappé de ce progrès qui a conduit les peuples, en leurs légendes et en leurs arts, de la folle religion qui adore tout à une meilleure appréciation des valeurs, et finalement au culte de la personne humaine, qui est à présent le culte universel » (Ibid, p. 1150). Mais Alain déchiffre cette histoire en refusant l’histoire, en termes d’essence : « Les étapes de l’homme » sont « les étapes de l’homme » (p. 95), jeu de mots où Alain se souvient de la superposition platonicienne du ventre, du cœur et de l’intellect (République IX).

4) Du Système de Politique Positive d’Auguste Comte, Alain tire l’idée que tout savoir est d’abord théologique et que les religions organisent la fonction sociale du pouvoir spirituel. De là aussi, l’idée d’une statique des religions.

5) Il ne faut pas oublier Marx. Il est à peu près certain qu’Alain l’a lu depuis déjà une dizaine d’années. Il y trouve et y approfondit deux idées : d’abord l’idée que les religions sont des formations qui expriment le rapport de l’homme à la nature et l’organisation du travail. Alain prétend même prolonger ce que Marx ne développe pas : sa théorie de l’imagination voudrait donner le moyen de penser le lien existant entre « les nuages des représentations religieuses » et le monde du travail. Le projet des Dieux n’est de rien moins que de montrer comment le ciel repose sur la terre. (Ce qu’a lu Alain. ce n’est pas L’idéologie allemande, maïs le livre I du Capital, et la page célèbre où Marx envisage le jour « où la vie sociale sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect », et où il explique que « le monde religieux n’est que le reflet du monde réel ». Il faut cependant convenir qu’Alain efface en Marx l’élément d’histoire : c’est à la philosophie d’éclairer cette relation, et dès maintenant, sans qu’il soit besoin d’attendre l’avènement du communisme.

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