Prologue

« In principio erat Verbum ». Longtemps avant de devenir l’une des plus fortes têtes métaphysiques, le petit oblat de l’abbaye du Mont-Cassin, héritier de la famille d’Aquin promis à une carrière abbatiale, fut bercé et allaité au Prologue de l’évangile de Jean, texte-phare de la liturgie chrétienne, tant occidentale qu’orientale.

Le latin de Jérôme décalquait le grec johannique, truffé, on le sait, d’hébraïsmes. L’incipit est trop simple ici pour qu’on puisse en déceler, mais on y reconnaît sans le moindre doute un écho aux tout premiers mots de la Genèse, que Jean savait par cœur, en grec autant qu’en hébreu. « Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος (èn arkhêi ên ho lógos) », écrit-il, conscient de faire entendre un écho de ce que les Septante avaient offert à Alexandrie aux Juifs de la diaspora qui ne comprenaient plus l’hébreu : « ἐν ἀρχῇ ὁ θεὸς ἐποίησεν τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν (èn arkhêi ho théos époïèsén ton ouranon kaï tèn gên) ». Le logos dont la mention ouvre le quatrième évangile renvoie de toute évidence à la parole qui, en Genèse 1, ordonne à chaque chose ou espèce de choses d’être, avant de la bénir.

Les deux premiers mots des Septante et de Jean rendent l’hébreu bereshit —בְּרֵאשִׁ֖ית. On traduit couramment : « au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », car le terme commencement est une traduction possible du grec ἀρχή et du latin principium. Les Juifs alexandrins introduisent ensuite le verbe ποιεῖν (poïeïn), qui désigne toute sorte de faire, là où le texte hébreu recourait au verbe בָּרָ֣א, dont la particularité est qu’il ne pouvait avoir d’autre sujet que Dieu. La traduction adéquate est : créer, ce qui se dit en grec κτίζειν (ktidzeïn). Lorsqu’il traduit la Genèse, Jérôme colle au texte hébreu : in principio creavit Deus caelum et terram pour בְּרֵאשִׁ֖ית בָּרָ֣א אֱלֹהִ֑ים אֵ֥ת הַשָּׁמַ֖יִם וְאֵ֥ת הָאָֽרֶץ (bereshit barah èlohim èth haschamaïm weèth ha arèts). Mais lorsqu’il traduit Jean, il recourt au verbe latin facere, équivalent du grec ποιεῖν, disant que toute chose a été « faite » par le Verbe, là où Jean écrit que « tout a été par lui », et que « rien de ce qui a été n’a été sans lui », en recourant à l’aoriste et au parfait du verbe γίγνομαι (gignomaï), qui servent de passé au verbe être.

On peut apercevoir en filigrane de ces passages tant commentés les éléments d’une conceptualisation dont Thomas d’Aquin sera le principal sinon le seul artisan, et qui est en tout cas le foyer doctrinal qui donne son sens à l’ensemble de son enseignement, tant philosophique que théologique. Il était bienvenu d’intituler Saint Thomas du Créateur la version française du livre que G. K. Chesterton consacra à l’Aquinate : cette désignation de type franciscain était une proposition de Josef Pieper, et quoi qu’il en soit, ce titre attire l’attention sur le point focal de la contemplation thomasienne, là où s’articulent sans confusion ni opposition la connaissance métaphysique qui est le fruit ultime de la raison naturelle, et la théologie qui s’enracine dans la connaissance des mystères de la foi chrétienne.

Ce point n’était autre que la définition du concept de création, dans la ligne de la Bible hébraïque, comme ce faire qui n’est pas la mise en forme poïétique ou pratique d’une réalité préexistante, mais bien plutôt un faire-être radical qui porte sur l’existence même de son résultat, ce faire que pour autant l’on doit considérer comme opérant ex nihilo, selon l’expression célèbre empruntée au second livre des Macchabées ou des Martyrs d’Israël.

La Genèse

Dans sa forme la plus traditionnelle, la traduction des trois premiers mots du texte hébreu de la Genèse a été : « au commencement, Dieu créa… » C’était donner à entendre, et on l’a en général compris ainsi, non pas que Dieu s’était mis à créer le monde, mais que, en le faisant exister, il l’avait fait commencer. La racine de bereshit est en effet le mot ro’sh (רֹאשׁ), qui désigne la tête, et par suite ce qui vient en tête. L’expression « au commencement » a servi de manière tout aussi traditionnelle à traduire le début du Prologue de Jean : « au commencement était le Verbe ».

C’est là une traduction recevable des termes principium et ἀρχή. Mais on sait que ceux-ci, tout comme l’hébreu ro’sh, et moyennant une analogie facile à comprendre, servent à désigner non pas seulement un commencement (que le latin appelle aussi initium), mais un commandement, ce qui est à l’origine du suffixe -archie que l’on trouve dans des mots tels que monarchie, dyarchie, tétrarchie, oligarchie, anarchie

Le texte hébreu pouvait bien incliner l’interprétation en ce dernier sens, du fait de l’accolement à son premier mot du terme qui désigne exclusivement le « faire » divin. Car celui qui est ici appelé Dieu – èlohim – est le même qui est appelé dans d’innombrables autres occurrences « l’Éternel » : telle est la signification du tétragramme imprononçable יהוה, que l’on transcrit sous la forme Yahweh. Spinoza lui-même y voyait une forme atypique du verbe être, lequel est donné à Moïse comme le nom propre du Dieu qui s’adresse à lui dans le buisson ardent : « tu diras aux fils d’Israël : Je suis (אֶֽהְיֶ֖ה-èyêh) m’a envoyé vers vous ». Dire que Dieu est « celui qui est », à l’exclusion de tout le reste, c’est en toute logique le soustraire à tous les modes d’être de ce qui n’est que parce que Dieu le fait être, éventuellement en le faisant commencer.

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