Platon, République. Premier dialogue : Socrate et Polémarque (I, 331e —336a)
Socrate est descendu au Pirée avec Glaucon et Adimante, à l’occasion d’une fête, et il se retrouve dans la maison d’un vieil homme affable, Céphale, lui-même entouré de fils et d’amis. Céphale avoue se soucier de l’approche de la mort, et s’inquiéter de ce qui l’attend dans l’au-delà. Il se demande s’il a été injuste, et s’il devra payer pour cela dans le royaume d’Hadès ; quelles fautes doit-il se reprocher ? Il estime sa richesse, qui lui a permis d’éviter certaines fautes comme « tromper et mentir, même malgré soi <akonta>, devoir un sacrifice à un dieu, de l’argent à un homme » (331b). Sa présentation des fautes est négative (ne pas tromper, ne pas devoir…) Socrate traduit ces fautes possibles par deux formules positives qui pourraient caractériser la justice <tén dilkaiosunén> : dire la vérité, et rendre à chacun ce que l’on en a reçu.
Céphale est là entre deux sacrifices à faire ; et même s’il dit aimer la conversation, il quitte ses hôtes quand Socrate désire entamer l’examen de la justice, profitant de ce que son fils Polémarque prend la parole et dit que définir la justice par le fait de dire la vérité et de rendre ce que l’on a reçu est d’autant plus vrai, que le poète Simonide est de cet avis ( 331d). Belle est l’autorité de ce poète.
Ce qui saute aux yeux, c’est l’écart qu’il peut y avoir entre une notion comme « é dikaoisuné », la justice, notion exprimée par un nom commun, et l’énoncé de deux sortes d’actes : dire vrai, rendre ce qui est dû. Deux actions pourraient-elles jamais définir une notion ? Si nous nous mettons au ras des actions, nous aurons envie de dire : dire vrai, rendre à chacun son dû, c’est bien. Mais cet adverbe d’approbation ne pourrait-il être remplacé par d’autres commentaires ? Car dire la vérité, c’est être sincère, franc ; rendre ce que l’on doit, c’est être honnête. Le lien des deux sortes d’actes serait-il justifié par une même relation ? Si oui, celle-ci serait-elle interne à l’échange ? Dans l’échange de paroles, que chacun dise franchement à l’autre ce qu’il sait : les relations entre les hommes seront d’autant plus simples et fiables (l’intention de tromper à son profit n’intervenant pas) ; dans l’échange des objets ou choses, que chacun respecte une sorte de contrat : ce que je t’ai emprunté, je te le rends ; ce que j’ai acheté, c’est au prix de vente fixé, et les deux parties sont contentes. Là nous pourrions être tentés de parler d’« honnêteté ». Nous constatons de plus que la dimension de la piété est présente aussi dans l’esprit de Céphale et de ceux qui fréquentent sa maison : dans les échanges avec les dieux, doit valoir aussi un bienfait rendu pour un bienfait reçu : un sacrifice pour une bonne fortune accordée à partir d’une prière. Si nous réfléchissons ainsi à la justice, nous y voyons une vertu qui prend sens dans les échanges (de paroles, de biens, d’actions) et entre les hommes, et entre les hommes et les dieux : une vertu sociale d’emblée, celle qui apporte une sorte de clarté dans ce qui se passe entre nous. Elle permet que je croie ce que tu me dis ; que j’aie confiance que ce que je t’ai prêté, tu me le rendras. La justice est indispensable à la vie sociale, pour qu’elle soit nette et paisible : c’est au fond ce que transmettent les paroles des sages, par exemple celle de Simonide. Mais qui ne le dirait pas ? Est-ce que nous ne comprenons pas tous l’injuste comme un tricheur, en sa propre faveur, dans les échanges de paroles, de biens, d’actes ?
Alors, cette définition que Polémarque veut défendre, après tout, n’énonce-t-elle pas bien la morale sociale partagée, au niveau-même où la morale sociale prend les choses, jugeant bonnes ou mauvaises des actions visibles ?