Les auteurs

Sous-rubriques:

Berkeley avait conçu comme texte philosophique majeur les Principes de la connaissance humaine, parus en 1710. Du titre, le lecteur pouvait espérer un certain contenu, à savoir que lui soit montré non seulement d’où part la connaissance humaine, mais aussi ce qui la rend possible et comment elle se construit et devient légitime. Or, quand il repose le livre, le lecteur peut être assez perplexe sur cette question. En effet, il peut avoir le sentiment que si l’auteur consacre tous ses efforts à lutter contre ce qui à ses yeux serait un obstacle majeur à la connaissance humaine, (tout spécialement la supposition d’une matière inconnue, de qualités premières support de qualités secondes, l’explication mécaniste des phénomènes, etc.), par ailleurs il ne s’inquiète guère de démontrer positivement que, sur la base qu’il propose, à savoir les sensations, une connaissance s’élabore, ni selon quelles voies. Berkeley nous assure que le point de départ est bel et bon : percevoir un objet c’est être sûr qu’il existe ; qu’il n’y a rien d’inconnu ou d’autre à chercher hors des sensa-tions que nous en avons et que notre connaissance peut s’y appuyer.

Mais un embarras subsiste : car, après tout, peut-on dire qu’une sensation « sait », est dans le vrai déjà ; ou faut-il reconnaître, selon la formule célèbre proposée dans la Siris, qu’« à strictement parler le sens ne connaît rien » et que le sa-voir suppose des médiations ?

Sans être un adepte, au sens strict, de l’immatérialisme de Berkeley, Voltaire s’oppose, dans les Éléments de la philosophie de Newton (1738), à l’acceptation d’une causalité purement matérielle et géométrique dans l’explication des phénomènes. Aussi accuse-t-il Descartes lui-même, de conduire au matérialisme athée, dans le Traité du monde, en voulant rendre compte de l’ordre de l’univers simplement à l’aide de la matière et du mouvement. Le newtonianisme représente alors, et à ses yeux, la première « physique » de l’âge de la raison, qui rompt définitivement avec l’ère des systèmes arbitraires des cartésiens, mais aussi le fondement d’une « métaphysique » finaliste et déiste, notamment lorsque qu’il s’agit de traiter de la lumière et de la vision. Du point de vue qui nous intéresse, Voltaire commence par souligner que nous ignorons la nature de la lumière, bien qu’il s’agisse d’un corps, dont les parties ou corpuscules, sont solides. Il re-prend en effet l’hypothèse de Newton, selon laquelle la lumière n’entre ja-mais en contact avec les corps. Le préjugé vulgaire, qui veut que les rayons lumineux rejaillissent de la surface solide des objets, pour nous en apporter les images, et que les corps soient donc d’autant plus aptes à réfléchir ces images qu’ils comprennent moins de pores ou de vide, est démentie par deux arguments principaux…

cezanne.jpg

cezanne.jpgDécrivant la perception, parce que penser, c’est, selon l’exigence husserlienne, revenir par une question en retour sur l’évidence du monde, Merleau-Ponty la découvre, dès la Phénoménologie de la Perception, comme jeu du sujet et du monde où tous deux surgissent, co-naissent dans un rapport qu’il faut penser comme recouvrement de l’un par l’autre.

Aussi « la vision est déjà habitée d’un sens » , et ce sens, immanent au sensible, nous interdit aussi bien l’analyse psychologique réductrice que l’attitude réflexive qui prétend produire la perception comme synthèse ;  » le sentir est cette communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie” .

Reste à comprendre cette communication par laquelle j’habite un monde et un monde hante ma conscience. Comprendre c’est-à-dire revenir à l’expérience “de la chose même”, « réveiller l’expérience perceptive » parce que « l’expérience anticipe une philosophie comme la philosophie n’est qu’une expérience élucidée ».

Mais comment revenir à la perception même dans sa vérité, dans son originarité, s’il est vrai, comme le voulait Merleau-Ponty, et comme l’enseignait Panofsky, que nous avons « désappris de voir » ?

Dans la Phénoménologie de la Perception, comme dans la Structure du Comportement, le détour par la description psychologique paraît encore nécessaire, elle ne suffit cependant jamais ; insuffisamment radicale, entachée d’objectivisme et d’empirisme, elle demande à être reconduite à sa vérité par une expérience plus pure et plus vivante – et plus irréfléchie-, celle du peintre.

par_dela_bien_et_mal.jpg

par_dela_bien_et_mal.jpgAu début de la Généalogie de la morale, Nietzsche s’interroge et exprime ses soupçons quant à l’origine de la morale. Nietzsche mène une réflexion sur la provenance de nos préjugés moraux, sur l’origine du mal, sur la préhistoire du Bien et du Mal. Nietzsche examine également la valeur de la pitié et de la morale de la pitié, des « valeurs » morales.

Pour Nietzsche, l’origine de la morale se trouve dans les pulsions. Ce n’est pas celle qui est reconnue et qui la font provenir des idéaux. Ainsi Nietzsche soupçonne, s’interroge, se méfie de ce qui est établi officiellement. Le psychologue et le généalogiste qu’il est constate que les idéaux moraux sont des travestissements, pour mieux cacher une origine considérée comme honteuse (pudenda origo) – cette expression se trouve à plusieurs endroits dans l’œuvre de Nietzsche, par exemple dans Aurore.

Il y a donc de quoi se cacher et non pas de se vanter. Les idéaux moraux ne sont pourtant pas descendus du ciel, ils n’existent pas comme le “Bien en soi” platonicien. Ils n’ont pas de fondement dans “l’être”, dans la “vérité absolue”. Les “idéaux moraux” ne sont que, ne sont seulement que (expression que Nietzsche emploie souvent) le travestissement de certains jeux pulsionnels et donc de certaines typologies, de certains types d’organisation des pulsions entre elles.

Aurore représente la période (1881-1886) où Nietzsche cristallise sa problématique concernant la morale. Il en questionne la signification en s’intéressant à son origine.

L’origine de la morale est cachée dans la profondeur, l’arrière-plan. Elle se trouve comme dans un sous-sol, un souterrain. Cette position de Nietzsche dans Aurore est nouvelle par rapport aux propos qu’il a tenus précédemment, par exemple dans Humain trop humain. À cette époque, Nietzsche fait plutôt de la chimie des sentiments moraux que des évaluations et interprétations. C’est l’analyse des affects. La chimie est comme une science naturelle, elle s’intéresse aux causes et aux effets. La morale est un résultat, la conséquence d’une histoire. La morale a une histoire, elle se fonde sur la tradition, les mœurs, les habitudes d’obéissance. Les traditions morales, selon Nietzsche, valent plus par leur ancienneté que par leur valeur intrinsèque. On respecte les mœurs établies. C’est un réflexe conservateur et traditionnel de la pensée. Ce qui est moral, c’est ce qui se fait. La plupart des philosophes, estime Nietzsche, n’ont fait qu’emboîter le pas. Les fondateurs de la morale sont en fait des personnes qui entérinent la ou les morales dominantes. C’est ce qu’il montre dans Humain trop humain

Dans Aurore, Nietzsche essaie de montrer que dans la morale, il s’agit plus d’expressions cryptées, d’affects, de pulsions, d’intérêts que de mœurs, de traditions, de pratiques établies. Nietzsche est en train de rechercher comment on peut désigner sa recherche généalogique s’appuyant sur la psychologie, pour fouiller les profondeurs.

Aurore est le livre où Nietzsche esquisse pour la première fois la théorie selon laquelle ce sont les instincts qui constituent l’être, la nature d’un individu.

Dans La vie de Castruccio Castracani da Lucca, Machiavel trace le portrait et relate les hauts faits d’un petit tyranneau de la Toscane du XIV° siècle. Le portrait est enjolivé, la biographie est romancée, suffisamment du moins pour que Castruccio Castracani puisse incarner, par sa virtù, le prince idéal que Machiavel appelait de ses vœux pour l’Italie. De la manière la plus traditionnelle, Machiavel assaisonne cette Vie de Castruccio Castracani da Lucca de quelques bons mots qu’on lui attribuait. Dont celui-ci (937) :
« Il disait à un homme qui se donnait pour philosophe : « Vous autres, messieurs, vous ressemblez aux chiens qui s’attachent à ceux qui leur donnent le plus à manger » ».
Machiavel ne parle pour ainsi dire jamais de la philosophie. Raison de plus pour s’attarder sur un tel propos, surtout lorsqu’il est attribué à un homme dont Machiavel fait un portrait aussi flatteur. Ces philosophes, que fustige Castruccio, ne sont même pas, comme chez Nizan, des « chiens de garde », qui seraient au moins capables de mordre. Ce sont des chiens d’agrément, qui portent témoignage de l’amollissement des mœurs.

Définir, décrire, classer – cela suffit-il pour connaître les choses ? Le plus notable de prime abord dans cette liste de trois opérations de pensée, c’est moins leur profusion, qui dissémine certes la connaissance des choses en de multiples actes, que la restriction que cette liste impose. Non seulement la trinité ainsi constituée représente une coupe drastique dans la diversité des actes par lesquels on a pu décrire l’accomplissement d’une connaissance des choses – percevoir, intuitionner, sentir, juger, déduire, induire, expliquer, rendre raison, démontrer, prouver, manifester, dévoiler, diviser, rassembler, etc. – , mais, plus encore, on peine à saisir la raison qui anime un tel partage, le lien intime qui unit ces trois opérations et justifie qu’on les isole de toutes les autres – au risque que cet isolement et que ce regroupement ne manifestent que leur arbitraire.
Ou c’est peut-être, plus qu’un lien intrinsèque, une raison strictement négative qui pourrait donner un fondement à ce regroupement – comme si l’on se concentrait sur les opérations auquel on se donne encore droit quand toutes les autres sont apparues trop ambitieuses. Le plus frappant dans cette triade, c’est en effet l’omission du type d’opération par rapport auquel ces trois-ci n’ont été, pour les fondateurs de la philosophie, que des opérations adjuvantes ou préparatoires. Pour Platon en effet comme pour Aristote, connaître les choses, c’est les expliquer, en rendre raison en les rapportant à leur cause, pouvoir dire « pourquoi » elles sont comme elles sont. Et c’est par rapport à cette opération que définir, décrire ou classer peut s’avérer utile ou nécessaire, mais de manière seulement subordonnée.

On sait que s’élabore, dès la fin du dix-septième siècle, et tout au long du dix-huitième, une mythologie du peintre (et aussi de son frère, parfois ennemi, l’écrivain) : figures héroïques, que les Lumières ont fait entrer dans l’Histoire, et qui, depuis, n’ont cessé de hanter nos idéologies. Ayant abordé ailleurs l’étude de ce champ, chez ceux que l’on peut appeler les critiques d’art, de Félibien à Diderot, je me demanderai ici quelles fonctions (sans exclure la symbolique) remplit chez Condillac la référence au peintre, à la toile, à la peinture, et en quoi elle éclaire sa conception du langage. Ce n’est pas sans espérer, en retour quelque lumière, sur tel énoncé de Diderot, celui, par exemple, du salon de 1765, où, ayant évoqué, à propos de Chardin, ces « philosophes » qui disent « qu’il n’y a rien de réel que nos sensations », l’écrivain s’exclame : « qu’ils m’apprennent, ces philosophes, quelle différence il y a pour eux, à quatre pieds de tes tableaux, entre le Créateur et toi ! » Que vient faire Condillac, indirectement désigné, dans cet amusant télescopage entre idéalisme et théologie? Assurément, il s’agit d’amener l’hyperbole Chardin-Créateur. Mais cette hyperbole, nous avons d’autant plus de raison de la prendre au sérieux que le terme de créateur est devenu, depuis, d’usage fort courant dans notre vocabulaire esthétique. Il y a peut-être quelque raison pour que Diderot, affronté au mystère Chardin, s’adresse à Condillac.

Que nous tendions à la paix, nul doute pour Pascal. Mais à laquelle ? L’une, qui est le contraire de la guerre civile, ne s’obtient chez les hommes qu’en méconnaissance de la justice qui seule pourrait lui donner sa consistance positive ; l’autre, qui s’oppose à l’inquiétude et au branle de toutes choses, est le plus souvent recherchée comme simple apparence de tranquillité dans l’ignorance, l’indifférence voire l’agitation. La première, sociale et politique, peut donc être atteinte (même si le coût en est élevé, même si elle n’est au mieux qu’une caricature) ; la deuxième, existentielle et morale, ne le sera certainement pas par la voie empruntée, laquelle pourrait certes conduire au « bonheur gras de la bonne conscience » (Nietzsche) si les hommes n’étaient d’une nature contradictoire (« ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation »), s’ils ne redoutaient d’accéder à une « paix de l’âme » qui ne serait jamais qu’ennui : ces deux versions, donc, renvoient toujours chez le philosophe à une troisième, toute spirituelle et ne pouvant être donnée que par Dieu seul, paix véritable et eurythmique, ou repos. Devons-nous, avec Pascal, nous résigner à une injuste paix civile, constater l’impossibilité d’une pacification intérieure par nos seules forces et, finalement, donner d’autres noms à la paix ?

nietzsche-2.jpg

nietzsche-2.jpgIl convient de lire Nietzsche avec l’attention d’un philologue pour tirer profit de ce qu’il a écrit. Il ne faut pas plaquer sur cette lecture de notions préétablies. Chez Nietzsche, il n’y a pas d’homogénéité systématique entre une doctrine générale nietzschéenne et le contenu de tel ou tel texte.
Il n’y a pas de système de Nietzsche. Il n’y a pas de savoir portant sur une doctrine de Nietzsche qui permettrait de manipuler telle ou telle clef pour expliquer un texte donné. On risque souvent d’importer dans un texte de Nietzsche une notion qui ne s’y trouve pas, par exemple : la volonté de puissance ou l’éternel retour de l’identique, la décadence, la morale, la métaphysique, etc. L’expression “volonté de puissance” – pour ne citer qu’elle – est apparue tardivement dans les textes de Nietzsche puis elle a disparu. Ce n’est donc pas la peine de forcer un texte pour introduire ce concept à tout prix, pour tenter d’en comprendre un passage.

Il est parfois difficile de se défaire de réflexes, de l’aide d’un certain nombre de clés prétendument utiles et, par là, de s’empêcher de faire pression sur le texte. Mais on peut découvrir un certain nombre de repères qui ne font pas système. Ces repères permettent de s’orienter dans l’évolution de la recherche de Nietzsche.