L’idée de bien commun
La notion de bien commun a été naguère considérée comme une manière désuète de concevoir ce qui fut l’objet central de la philosophie politique antique, médiévale et classique, conception à laquelle la pensée moderne aurait substitué celle d’un intérêt général, censément moins prétentieuse et politiquement plus correcte, ou du moins plus conforme à l’esprit de nos démocraties : le libéralisme politique revendique en effet aujourd’hui l’affranchissement à l’égard de toute définition d’un bien qui devrait servir de norme à la vie publique . On peut toutefois noter que la notion soi-disant moderne est aussi antique que l’autre puisque, dans sa Politique, Aristote utilise alternativement, comme des synonymes, les expressions koïnon agathon et koïnon sumphéron, ce dernier terme désignant en grec précisément ce que nous appelons un intérêt. Il est clair que, sous l’une ou l’autre dénomination, il s’agit toujours de ce que tout membre d’une cité est censé devoir préférer à ses aspirations individuelles, pour que puisse exister une res publica, c’est-à-dire une communauté politique : qu’on l’appelle bien ou intérêt, il est censé prévaloir, en tant que public, sur toute préférence personnelle, comme par exemple lorsque l’on risque sa vie à la guerre.
Or c’est cette prévalence que Nietzsche a battue en brèche de la façon la plus vive : « comment y aurait-il un « bien commun » ? Le mot renferme une contradiction : ce qui peut être commun n’a jamais que peu de valeur ».
Ainsi « vouloir s’accorder avec le grand nombre », ce qui apparaît à Nietzsche comme l’idéal suprême des démocrates modernes, est le signe d’un « mauvais goût » dont « il faut s’affranchir » : « la « prospérité générale » n’est pas un idéal, pas une fin, pas une idée un tant soit peu praticable, mais seulement un vomitif ». Sans s’arrêter à la véhémence polémique des propos de Nietzsche, ni même aux violences politiques qu’ils ont pu inspirer, on peut y entendre une mise en question plus profonde et plus subtile de l’idée de bien commun. Car, comme il le rappelle lui-même, la notion de bien est celle d’une fin à laquelle une volonté puisse tendre pour y trouver son accomplissement, et elle paraît donc impliquer d’elle-même une forme d’appropriation : comment une volonté pourrait-elle viser un but sans y voir son bien propre, et par suite, comment un bien supposé commun pourrait-il être jugé préférable au point de prévaloir sur les autres ?
La provocation de Nietzsche invite donc à se demander si l’expression bien commun n’est qu’un oxymore qui, loin de signifier une véritable idée, ne ferait que dissimuler une fiction idéologique.