Sens commun et connaissance commune
Dans le langage ordinaire, les expressions « sens commun » et « connaissance commune » sont employées de façon presque équivalente. Est de connaissance commune ce que chacun sait ou devrait savoir ; de même, le sens commun renvoie à cette connaissance ou à ce qui permet d’y accéder. Cependant et comme souvent, ces expressions ont reçu en philosophie des acceptions spécifiques qui ont engendré des divergences marquées, si bien que le sens commun et la connaissance commune semblent aujourd’hui des concepts distincts voire indépendants. L’expression « sens commun » a une longue histoire et est polysémique : selon les cas et les auteurs, elle peut faire référence à une communauté des sens, à un sens de la communauté, à un sens partagé au sein d’une communauté – qu’il s’agisse de connaissances ou croyances partagées, de la façon dont elles sont acquises et transmises ou encore d’un mode de raisonnement répandu. Au contraire, la théorie de la connaissance contemporaine (notamment sa branche formelle) a fait de la connaissance commune un concept spécifique, voire technique, et semble-t-il dénué de toute ambiguïté : il s’agit d’une connaissance entièrement publique, transparente au sein d’un groupe quelconque, telle qu’il va sans dire que chacun la possède (une définition plus rigoureuse sera donnée par la suite). L’écart est donc considérable entre le sens commun, complexe, multiple et possédant souvent une dimension sociologique, et la connaissance commune, description claire mais limitée de l’état épistémique particulier d’un groupe.
Cet article se propose de montrer que ces divergences apparentes ne résistent pas à l’analyse, et de les réduire en révélant des points de convergence significatifs entre sens commun et connaissance commune. Nous verrons que sens commun et connaissance commune se présupposent ou s’impliquent parfois l’un l’autre, sans que cela n’entraîne pourtant de circularité conceptuelle. Le sens commun inclut souvent une connaissance commune ; et la connaissance commune ne saurait exister sans un certain sens commun sous-jacent. Mon but secondaire est de révéler par l’exemple de la connaissance commune comment les différences entre les versions d’un concept en philosophie analytique formelle et en philosophie non formelle peuvent être artificielles et induire en erreur : c’est en effet la substitution du concept originel de connaissance commune par ses versions formelles en logique qui a eu pour conséquence d’en occulter la pertinence et la proximité avec des concepts tel que celui de sens commun. De sa formalisation ont résulté un appauvrissement dommageable du concept de connaissance commune et des incompréhensions ultérieures.