Le dualisme en questions : sur la troisième notion primitive et la glande pinéale chez Descartes

Sous le nom de dualisme du corps et de l’esprit, on décrit
fréquemment la thèse, apparaissant dans la philosophie de Descartes, qui
pose l’existence de deux substances distinctes. Cette thèse entraîne
immédiatement un problème philosophique inédit avant la période moderne
qui est celui de la possibilité, de la nature et des moyens de l’interaction au
moins apparente entre les deux substances ainsi séparées, notamment dans la sensation et dans le mouvement volontaire. Le dualisme, s’il faut décidément user de ce nom, s’oppose, au moins pour partie, tant aux conceptions de la substance complète considérée comme composée de matière et de forme (une substance peut être considérée par Descartes comme complète même si elle n’a pas de matière ou si elle est dépourvue de forme ou d’âme), qu’aux conceptions qui font de l’un des deux termes une modalité ou une propriété de l’autre et qui considèrent l’activité intellectuelle comme une propriété possible du corps (matérialismes, assertorique comme chez Gassendi ou problématique comme chez Locke) ou, inversement, qui voient dans les corps le simple support inexistant en soi de l’activité perceptive. Une double affirmation est présente dans ce dualisme, celle de la distinction, à la fois conceptuelle et réelle, du corps et de l’esprit, et celle de leur union. L’âme perd son rôle traditionnel d’entéléchie d’un corps organisé, présente dans l’ensemble du vivant sous les espèces d’âme végétative et sensitive, pour voir son rôle réservé au domaine anthropologique ; la nature physique inerte n’a plus besoin pour être intelligible des formes substantielles conçues comme de petites âmes, identifiant les espèces des corps, mais d’une mathématisation, remplaçant ainsi la forme par la figure et par le mouvement.

Cicéron – Commentaire grammatical du De oratore

En guise d’introduction

Le livre III du De oratore ne présente pas de difficultés particulières, au moins sur le plan grammatical. S’il fallait en trouver, ce serait sans doute du côté du lexique et notamment dans l’expression technique de ce qui se rapporte à la rhétorique, aux rythmes et à toutes les subtilités du bien dire.
Cependant, on ne lira pas avec profit ce livre écrit dans un latin très pur (on doit l’œuvre, il est vrai, à Cicéron…) sans connaître ( mais faut-il le rappeler ?) les fondamentaux de la morphologie (déclinaisons et conjugaisons) et de la syntaxe. A cet égard, on invitera à quelques révisions qui peuvent se révéler utiles :
– valeur des thèmes de démonstratifs « hic/iste/ille » ;
– subjonctif d’attraction modale ;
– sens divers de « cum » employé avec le subjonctif ;
– règles du discours indirect ;
– emplois de l’anaphorique « is, ea, id » ;
– sens de conditionnel des verbes « possum, debeo », des verbes impersonnels et des locutions verbales impersonnelles employés en latin à l’indicatif ;
– différence de sens des adjectifs possessifs selon leur place par rapport au nom qu’ils qualifient ;
– cas où « aliquis » est remplacé par « quis » ;
valeurs du subjonctif employé dans les indépendantes et principales

La philosophie de l’histoire selon Herder en 1774

vignette-philo-histoire.gif« Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Mens-
chheit, Beytrag zu vielen Beyträgen des Jahrhunderts » : le titre de
l’œuvre de Herder en 1774 se caractérise par une certaine redondance. « Auch… » encore une philosophie de l’histoire, comme si
au XVIIIème il n’y avait pas déjà pléthore de philosophèmes sur
l’histoire devenue un thème à la mode, en France, en Allemagne
ou en Angleterre. « Beytrag zu vielen Beyträgen » : cette contribution
à de nombreuses contributions existantes donne l’impression de
faire nombre avec elles, de se fondre dans la masse. Entre le titre et
le sous-titre Herder parle de la Bildung der Menschheit, expression
fondamentale qui sera au cœur de la nouvelle anthropologie philo-
sophique au début du XIXe siècle en Allemagne. Ce concept de
Bildung est essentiel car il permet de comprendre, chez Herder, ce
qui explique le passage à une philosophie de l’histoire.

La morale dans le Discours sur l’ensemble du positivisme

« Le positivisme se compose essentiellement d’une philosophie et
d’une politique, qui sont nécessairement inséparables, comme constituant
l’une la base, l’autre le but d’un même système universel, où l’intelligence et la sociabilité se trouvent intimement combinées ».

Cette déclaration, qui ouvre le Discours sur l’ensemble du positivisme,
pose problème parce qu’elle omet d’évoquer la morale, laquelle, on l’apprend
dès les premières lignes de la première partie, doit prendre place entre la philosophie et la politique. Mais c’est justement par cet oubli que l’affirmation d’ouverture est symptomatique de ce qui se joue dans le Discours : la morale, qui n’est pas encore la septième science de l’encyclopédie, comme ce sera le cas à partir du second tome du Système de politique positive, va venir s’insérer de manière encore assez obscure et indéfinie, entre la philosophie et la politique, et envahir le Discours qu’elle organisera de manière sourde, dans son ensemble et dans son détail. Ainsi le Discours n’est pas seulement le lieu d’émergence de la religion positive – qui apparaît dans la conclusion. Il correspond
à ce moment de la carrière de Comte où la réflexion morale, dans un
sens qu’il nous incombera de définir, prend le pas sur toute autre perspective.

La question de l’éducation naturelle dans l’Émile de Rousseau

Dans l’Émile, Rousseau prend pour objet ce que la philosophie de son
temps a délaissé, « la première de toutes les utilités qui est l’art de former
des hommes ». Mais pour bien former les hommes, il faut les connaître :
l’éducation ne se sépare pas de l’anthropologie, l’Émile, comme le souligne Rousseau dans sa Lettre à Ch. De Beaumont, est bien une « Théorie de l’homme ». Les éducations traditionnelles ne sont pas convenables à l’homme, qu’elles ne connaissent pas et déforment. Et c’est précisément
contre cette méconnaissance que Rousseau veut jeter les bases d’une
éducation naturelle, « bien adaptée au coeur humain ».
Cette éducation est définie par une double disjonction. D’une part, on
peut choisir de faire un citoyen, par une éducation publique et commune à
tous, ou de faire un homme, par une éducation domestique et particulière.
Les conditions politiques n’étant plus réunies pour une éducation publique,
il faut opter pour une éducation domestique. D’autre part, celle-ci peut
projeter soit d’élever un enfant pour la place qu’il occupe dans l’ordre social,
soit de l’élever indépendamment des rangs et des conditions. La première
éducation n’est plus convenable au monde moderne : les positions sociales
ne sont plus des castes comme dans l’ancienne Égypte, « les rangs
demeurent [mais] les hommes en changent sans cesse ». L’éducation
d’Émile, domestique, fera donc abstraction des conditions sociales
d’existence.

En résumé, si l’éducation dont Rousseau délimite les contours dans les
premières pages de l’Émile peut être dite naturelle, c’est qu’elle n’est ni
civile ni sociale. Autrement dit, naturel a ici un sens négatif et critique. Mais
peut-on gagner en précision et donner à ce terme un sens positif et normatif ?

Le doute de Cézanne. Réflexions sur le paradoxe de l’œuvre de culture

Cézanne a souvent exprimé les difficultés, les tourments accompa-gnant son travail de peintre, comme le rappellent les premières lignes du texte.
En outre son œuvre a commencé par surprendre, choquer, susciter des critiques très négatives. Cette réception négative, ces difficultés ont conduit Cézanne, ses amis, ses contemporains à s’interroger sur le sens de son effort et la valeur du résultat.

Deux manières se sont présentées de rendre compte de l’originalité de cette œuvre et de ce qui a pu, à une certaine époque, passer pour son « échec ». L’originalité, l’échec seraient dus :
– soit aux aléas de la vie, une maladie, une constitution schizoïde – hypothèse qui est, selon Merleau-Ponty, vaine plutôt que fausse car si elle fait connaître quelque chose de l’œuvre (ce que Merleau-Ponty n’exclut pas), elle n’en fait pas connaître « le sens positif »
– soit au « paradoxe » du projet pictural : « rechercher la réalité sans quitter la sensation » ou, selon E. Bernard (qui fait de ce paradoxe une contradiction destructrice), viser la réalité en s’interdisant les moyens de l’atteindre.

Merleau-Ponty va travailler, critiquer ces deux manières de comprendre la peinture de Cézanne, dans l’ordre inverse où il les a présentées : il s’explique d’abord avec l’affirmation selon laquelle il y aurait une contradic-tion dans le projet pictural puis il traite du rapport entre l’œuvre et la vie. Cette seconde partie commence par : « Ainsi les “hérédités”, les “influences”, – les accidents de Cézanne – sont le texte que la nature et l’histoire lui ont donné pour sa part à déchiffrer… ».

Je ne commenterai pas cette seconde partie où il est moins question de Cézanne que de Léonard de Vinci (et de lecture freudienne de l’œuvre d’art), je travaillerai surtout autour du « paradoxe » de l’œuvre de Cézanne, tout en revenant, à la fin, sur le rapport entre les difficultés de l’œuvre et les nœuds de la vie.

Vie, Multitude, Evénement – Agamben, Negri, Badiou

vignette-vie-multitude.gif Si on a choisi ici la série conceptuelle vie-multitude-événement pour parler de la pensée du politique aujourd’hui, c’est
parce que chacun de ces termes renvoie à une tentative originale
pour refonder le politique après avoir déconstruit les présupposés
du libéralisme comme philosophie implicite des démocraties modernes.
Pourquoi choisir de parler d’auteurs comme Agamben,
Badiou ou Negri et non pas de Rawls, Gauchet, Manent lorsqu’on
veut parler philosophiquement de politique ? Indépendamment de
tout engagement partisan, il s’agit de voir ce qu’a de radical la pensée
de ces trois auteurs pour penser une nouvelle figure du politique
irréductible à ses définitions habituelles. Ce qui nous intéresse ici
c’est la critique illibérale du politique alors que des auteurs comme
Pierre Manent ou Marcel Gauchet permettraient de comprendre la portée d’une critique du politique au sein du libéralisme, c’est-à-dire
en acceptant les catégories de la démocratie représentative
comme forme politique irrécusable. On envisage ici un autre pan
de la pensée philosophique du politique : ce qu’on appellera la
pensée illibérale du politique plutôt que la pensée antidémocratique
qui prêterait le flanc à la polémique plutôt qu’à l’analyse. Depuis
Platon, la philosophie entretient des liens tumultueux avec la démocratie,
et si la disjonction du politique et de la philosophie n’est pas une simple séparation, plutôt un dialogue difficile, la particularité
des trois penseurs est d’avoir pour point commun la critique
de la démocratie et de l’Etat de droit. C’est aller à contre-courant,
semble-t-il, que de s’en prendre à eux. De façon claire, leur objectif
n’est pas de consolider les démocraties contemporaines en imaginant
des dispositifs réformistes destinés à corriger certains défauts,
à atténuer certains excès comme le font les « partis de gouvernement
» dans les Etats actuels – mais dire qu’ils sont antidémocrates
aurait ceci d’équivoque que l’antidémocratisme est un terme trop
vague pour restituer l’intérêt de leur démarche. On parlera donc à
leur sujet d’illibéralisme pour qualifier leur projet commun de dépassement des modes de penser du libéralisme politique : la philosophie
des droits de l’homme et de l’Etat de droit,
l’institutionnalisation du libéralisme sous la forme de dispositifs
juridico-politiques destinés à faire prévaloir le droit comme système
normatif, l’autorégulation des sociétés humaines par une extension
de la gouvernance – rien de tout cela ne permet selon ces
trois auteurs de donner une pensée exacte du politique, son état (ce
qu’il est) et son devenir.

Ce qui rassemble ces trois penseurs est une critique radicale,
souvent féroce, du libéralisme comme philosophie spontanée des
démocraties occidentales au nom d’une autre pensée du politique.

Individu et sujet dans la Logique de hegel

Quand on cherche à penser l’individu, on peut être tenté de suivre deux voies qui ne se recoupent pas forcément : la subsomption de l’individu sous la catégorie du singulier ou bien sous la catégorie de sujet, au sens moderne du cogito ou du Ich denke. La première subsomption ouvre la voie à des recherches spécifiques portant sur le statut noétique, logique, épistémologique du singulier : qu’est-ce que le singulier ? Comment le définir ? etc. La seconde subsomption nous renvoie à une diversité d’approches, qu’il s’agisse d’une analyse socio-historique qui s’interroge sur la naissance de l’individualisme, de la formation historique des différents modes de subjectivation, ou encore de la formation de l’identité subjective comme identité narrative. Si on tient compte du fait historique selon lequel la question de l’individu a été avant tout une question portant sur l’individuation, on peut se demander si on n’a pas là un moyen de trouver un lien entre l’individu, le singulier et le sujet – sans s’en tenir à l’habituelle association d’idées qui nous fait tenir ces termes pour équivalents.

La notion de croyance dans le Traité de la nature humaine

Dans l’Appendice au Traité de la nature humaine, Hume écrit de l’ “ opération de l’esprit qui élabore la croyance à un fait ” qu’elle est “ l’un des plus grands mystères de la philosophie, bien que personne n’ait été jusqu’à soupçonner qu’il y eût une difficulté quelconque à l’expliquer” – et il ajoute qu’il […]

Les questions morales de l’Essai sur l’entendement humain : éthique rationaliste ou morale prudentielle ?

Les lecteurs de Locke ainsi que de nombreux commentateurs ont longtemps eu tendance à séparer et à traiter à part deux orientations de sa pensée et de sa recherche : d’une part ses préoccupations concernant les principes, l’origine et la valeur des connaissances humaines et d’autre part, les préoccupations morales et politiques ; l’Essai sur l’entendement humain traiterait principalement des premiers problèmes et les Deux traités du gouvernement des questions politiques ; et il manquerait un traité portant exclusivement sur les questions de morale. Une lecture plus attentive permet de découvrir que la démarche poursuivie dans l’Essai ne sépare jamais radicalement les deux séries de problèmes . Dans son “ Épître au lecteur ” qui introduit l’Essai, Locke indique comment lui est venue l’idée de son entreprise : une discussion difficile entre amis “ sur un point fort différent de celui que je traite dans cet ouvrage… ” le convainc “ qu’avant de nous engager dans ces sortes de recherches, il était nécessaire d’examiner notre propre capacité et de voir quels objets sont à notre portée ou au dessus de notre compréhension ”. Nous ne disposons d’aucune certitude concernant le contenu de la discussion ; mais il est probable qu’il s’agissait de la connaissance de la loi naturelle, question vers laquelle Locke s’était orienté à partir des problèmes politiques dont il traite dans des ouvrages écrits dans les années 1660 – une dizaine d’années avant le début de la conception de l’Essai. En effet, du livre I au livre IV, Locke aborde des questions épistémologiques : critique de l’innéisme des idées et des principes, origine des idées, critique du langage, problèmes de la valeur et des limites de nos connaissances, mais il a soin tout au long de son ouvrage, de tirer les conséquences de ses analyse et de ses investigation aussi bien dans le domaine strict de la connaissance scientifique que dans celui de l’action pratique et de la morale….