Saisir le réel ou être saisi par le réel ?

L’homme fait rencontre du réel sous deux modalités opposées et inséparables, la réception et la construction: le réel est toujours indivisiblement reçuu et construit.

Selon une tradition métaphysique qui remonte à la philosophie grecque, le «reçu» relève de la sensibilité, le «construit» relève de l’entendement ou de la raison.

Il y a cependant plusieurs façons de comprendre la complémentarité, la synergie de la sensibilité et de la raison dans la rencontre du réel. Le centre de gravité de cette synergie peut se déplacer soit vers la raison soit vers la sensibilité. Dans la premier cas, la rencontre du réel relève de la « connaissance », dans le second de l’ « épreuve », au sens où Eschyle fait dire au chœur tragique : « ce qu’on apprend, c’est par l’épreuve pathos ».
Le style du premier chemin vers le réel, celui de la « connaissance », je le présenterai en me référant à la philosophie kantienne. Que, dans notre rapport aux choses, le centre de gravité des opérations de l’esprit soit du côté de la raison, c’est ce dont témoigne la disproportion, dans la Critique de la raison pure, entre l’Esthétique transcendantale et la Logique transcendantale ; et cependant Kant conserve une conscience aiguë, héritée de l’empirisme, de ce qui du réel nous vient de l’être affecté et demeure ainsi radicalement résistant et opaque à la raison…

Introduction aux problèmes philosophiques du langage : la triplicité du langage

Il faut parler pour comprendre la parole, écrire pour expliquer l’écriture. Le langage est requis pour entendre le langage : le dire est la condition du dit, mais le dire prend toujours la forme d’un dit. Certes la pensée se saisit du langage pour penser – penser l’être (ontologie) et penser la pensée ou penser les conditions de la pensée comme conditions de la pensée de l’être (logique) -, mais c’est dans et par le langage que la pensée s’y emploie : le langage paraît n’être qu’un instrument pour la pensée, mais la pensée ne peut se délester du langage qui de ce fait apparaît comme plus qu’un instrument. Le langage porte au-delà de lui-même, mais jamais sans lui. Voilà le paradoxe initial et peut-être ultime. D’un côté le langage vise ce qui n’est pas lui (le langage dit les choses : les décrit, les raconte, les classe… : l’opposition entre signum et res paraît bien fondée), mais ce qui est visé n’est pensable et connaissable que par le langage : ce qui ne se laisse pas dire ne se laisse pas penser et connaître….

La question du langage dans « Le visible et l’invisible »

Merleau-Ponty comprend la philosophie, à la suite de Husserl, comme nous invitant à revenir aux choses mêmes, à retrouver un contact ou une coïncidence avec les choses. Le philosophe communique avec le monde et cette communication est de l’ordre du contact, sa vision est une « palpation ». Mais en même temps il interroge, ce qui exige écart et langage. La question est de savoir quel peut être le statut du langage dans une philosophie qui pense le rapport à l’Être comme contact et interrogation.
Si la philosophie est contact ou coïncidence, si elle doit prendre au sérieux le retour aux choses mêmes, alors elle n’a pas à « chercher un substitut verbal du monde que nous voyons » . Mais si elle est interrogative, elle n’a pas non plus à dépasser le langage en recherchant une coïncidence sans langage et sans distance. Le langage n’est pas l’ennemi de la coïncidence que recherche la philosophie. Le philosophe est philosophe pour autant qu’il veut « mettre en mots un certain silence en lui qu’il écoute » . Si ce projet doit ne pas être un « effort absurde », il faut que ce silence se prête au langage ou que la coïncidence avec les choses que le philosophe recherche ne soit pas étrangère au langage, bref qu’il y ait un « langage de la coïncidence »…

Métaphysique et langage dans l’ « Essai sur l’origine des connaissances humaines » de Condillac

Si Locke avait eu « le courage ou le loisir de […] corriger les défauts » de son Essai sur l’entendement humain, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines aurait-il vu le jour ? L’« Introduction » de l’Essai de 1746 semble imputer aux « longueurs, aux répétitions et au désordre qui règnent » dans le traité lockien son incapacité à mener à bien son projet initial : refaire de la métaphysique une science première, capable de « rendre l’esprit lumineux, précis et étendu, et, par conséquent, le préparer à l’étude de toutes les autres » , en cherchant l’origine de la connaissance dans l’expérience. En réaction contre la métaphysique de l’innéisme s’ébauche ainsi une autre métaphysique, centrée sur l’étude génétique des idées et des opérations de l’entendement humain. Pourtant, « il ne paroît pas que ce philosophe ait jamais fait son principal objet du traité qu’il a laissé sur l’entendement humain » : en reléguant négligemment l’étude « des mots » dans la troisième partie de son ouvrage, Locke ne s’est pas seulement privé de précieuses « lumières sur le principe de nos idées » ; il a, s’indigne Condillac, sabordé son objet, puisqu’il « a passé trop légèrement sur l’origine de nos idées » – l’objet même, pourtant, de l’enquête lockienne. D’où la nécessité, pour Condillac, de reprendre à nouveaux frais le projet lockien, en restituant au langage la place qui doit être la sienne dans la nouvelle métaphysique. Plus précisément : « j’ai cru qu’elle devait faire une part considérable de mon ouvrage, soit parce qu’elle peut encore être envisagée d’une manière neuve et étendue, soit parce que je suis convaincu que l’usage des signes est le principe qui développe le germe de toutes nos idées ». L’Essai sur l’origine des connaissances humaines, dès lors, ne saurait être lu exclusivement comme une série d’annotations dans les marges du traité lockien : la découverte de Condillac constitue une solution nouvelle au problème de l’origine de nos idées. La position inédite du problème du rapport entre signes et idées, entre langage et connaissance, n’annonce-t-elle pas en fin de compte la conversion de la métaphysique en une grammaire des idées ?

Le réel selon Lacan

La clef de voûte de la pensée et de l’œuvre lacaniennes, c’est la thèse des trois registres : Symbolique – Imaginaire – Réel

On en trouve l’amorce dès le Séminaire I, Les écrits techniques de Freud (1953-54) : « Catégories élémentaires sans lesquelles nous ne pouvons rien distinguer dans notre expérience » (p. 297).
Ceci sera précisé dans des textes ultérieurs, ainsi dans le « Bulletin de l’Association freudienne » (nov. 1982) : « registres qui sont bien les registres essentiels de la réalité humaine, registres très distincts et qui s’appellent le symbolique, l’imaginaire et le réel ».

Dans ses premières œuvres (période de « retour à Freud »), Lacan énonce la primauté du symbolique. C’est l’époque où il s’intéresse de très près à la linguistique structuraliste en raison dit-il, de sa « rigueur scientifique ». Il écrit : SIR.

Par la suite, Lacan mettra très nettement l’accent sur le réel. Il écrira RSI (cf. l’intervention au Congrès de Rome de nov. 1974 et le Séminaire RSI (1974-75)

Toutefois, il affirmera toujours que ces trois registres s’interpénètrent et ne peuvent fonctionner séparément mais qu’il n’y a pas entre eux de hiérarchie. Il parle de « lien » ou encore de « nouage ».…

Les rapports de la raison et du réel chez Hegel

Cet article commente le texte suivant :
« Au début, le passage de sa vie idéale à la société civile peut apparaître au jeune homme comme un douloureux passage à la vie de philistin. Jusque-là, seulement occupé d’objets universels et travaillant simplement pour lui-même, le jeune homme qui devient un homme doit, en entrant dans la vie pratique, être actif pour d’autres et s’occuper de singularités. Or, autant cela est impliqué dans la nature de la chose – puisque, s’il faut agir, il faut progresser en direction du singulier -, autant cependant l’occupation commençante avec des singularités peut être très pénible pour l’homme, et l’impossibilité d’une réalisation immédiate de ses idéaux le rendre hypocondriaque. A cette hypocondrie – quelque transparente qu’elle puisse être chez beaucoup –, nul n’échappe aisément. Plus tard l’homme est surpris par elle, plus graves sont ses symptômes. Chez les natures faibles, elle peut s’étendre à travers toute la vie. Dans cette humeur maladive, l’homme ne veut pas renoncer à sa subjectivité, il ne peut pas surmonter son aversion à l’égard de la réalité effective, et il se trouve, précisément, de ce fait, dans l’état d’une incapacité relative, qui peut facilement devenir une incapacité effective. Si, donc, l’homme ne veut pas sombrer, il lui faut reconnaître un monde comme subsistant-par-soi, pour l’essentiel tout achevé –, accepter les conditions qui lui sont imposées par ce monde, et, en luttant, arracher à sa dureté cassante cela même qu’il veut avoir pour lui-même…».
Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de l’Esprit, Add au § 396, pp. 438-439

Le langage, la pensée et les origines de la philosophie analytique

Je me propose d’examiner en quel sens ce qu’on appelle « philosophie analytique » est, comme le soutient Michael Dummett dans son livre Les origines de la philosophie analytique, solidaire d’une thèse générale relative à la nature de la pensée. D’après Dummett, les problèmes et les méthodes d’investigation qui sont caractéristiques de la philosophie analytique, au moins dans son âge classique, ne seraient que des conséquences de cette thèse générale concernant la nature de la pensée. C’est parce que la pensée aurait une certaine nature que nous ne pourrions philosopher autrement que de manière analytique. En outre, étant solidaire d’une certaine thèse, la philosophie analytique pourrait cesser d’exister ou d’être pratiquée, même si l’on avait affaire à des auteurs anglo-saxons, dès lors que cette thèse se verrait contestée. Autrement dit, il y aurait des raisons pour lesquelles des philosophes seraient des philosophes analytiques : ils seraient des philosophes analytiques parce qu’ils partageraient une certaine thèse concernant la nature de la pensée, concernant ce qu’est une pensée et ce que c’est que penser…

Science ou puissance humaine ? Descartes et Bacon

Francis Bacon (1561-1626) est le contemporain, à trois ans près, de Galilée, et non tout à fait de Descartes. A la naissance de celui-ci, en 1596, Bacon a déjà trente cinq ans. L’ambition commune de fonder à neuf la connaissance de la nature et de réformer la philosophie permet de rapprocher les deux philosophes comme ce fut déjà la tentation de leurs contemporains et d’un nombre certain de leurs successeurs.

Ce qui frappe au premier coup d’œil dans les écrits de Bacon, lorsqu’on en prend connaissance pour la première fois, c’est l’opposition véhémente du philosophe anglais d’abord à la philosophie grecque et, plus généralement, à tout ce qui s’est écrit avant lui. Rien ne résume mieux sa position à l’endroit des Grecs que ce propos : « l’invention des choses doit se prendre de la lumière de la nature, et non se reprendre des ténèbres de l’Antiquité » (Novum Organum, I, § 122). Si Bacon reconnaît que « les sciences dont nous disposons nous sont d’une manière générale venues des Grecs », il ajoute aussitôt que « leurs doctrines furent principalement des discours de vieillards oisifs à des jeunes gens ignorants » (Novum Organum, § 71), justifiant ce jugement à l’emporte-pièce par le verdict selon lequel « leur sagesse est toute en mots et stérile en œuvres »…

Herméneutique du poétique

Dans un texte écrit en 1977 intitulé « Les poètes se taisent-ils ? », publié en français dans l’Actualité du beau (cité désormais AB, Alinéa, 1992), Gadamer interroge le statut de la poésie aujourd’hui, ce qu’elle représente, ce qu’elle incarne. On est tenté de relier cette interrogation à un sentiment que nous pouvons éprouver dans notre époque d’un certain recul de la poésie, y compris dans les études littéraires, au sentiment que la poésie est un peu délaissée. De quoi ce recul pourrait-il être le signe, alors que la poésie est « l’art de la parole », l’excellence du langage, le cœur de la littérature et de l’art ? La poésie a-t-elle acquis un caractère désuet ?

Cherchant à distinguer la poésie de la communication, Gadamer emprunte une image à Paul Valéry, l’image de la monnaie. Les mots de la communication sont comme des pièces de monnaie qui ont une valeur qui ne correspond pas à ce qu’elles sont, tandis que les mots du poète sont comme les pièces de monnaie d’or dont la valeur symbolique correspondait à la valeur en or de ces pièces. En d’autres termes, la parole poétique ne vaut pas en vue d’autre chose qu’elle-même et cette coïncidence produit un enrichissement de la parole, elle épaissit la parole non pas en la rendant plus lourde, plus pesante, plus encombrée mais par l’approfondissement des significations qu’elle occasionne. Les réseaux relationnels, les échos qu’elle installe entre les significations, les sonorités et les mots concourent à élargir la langue et cet élargissement lui permet de reposer en elle-même.

Science et langage

Depuis le début du XXe siècle, les sciences humaines et la linguistique en particulier, ont été amenées à dissocier différents sens du mot langage, sens que l’usage ordinaire confond le plus souvent et qu’il nous faut rappeler en préambule.

Au sens large, le mot « langage » désigne tout système ou ensemble de signes permettant l’expression ou la communication. En ce sens on parle couramment du langage informatique par exemple, c’est-à-dire de l’ensemble des signes utilisés par un programmeur pour formuler des instructions. En ce sens encore on parle du problème de l’existence (ou non) d’un « langage animal », d’un « langage de l’art » etc. A côté de ce sens large, il existe une définition plus restreinte : on appelle langage une institution universelle, spécifique de l’humanité et comportant des caractéristiques propres. Dans ce sens, une distinction doit être établie, entre le langage en tant que faculté (ou aptitude à constituer un système de signes) et la langue qui est l’instrument de communication propre à une communauté humaine, instrument issu de cette faculté…