La théorie de la justice selon Hume, Bentham et Rawls

La justice, les passions et les fictions : La théorie de la justice selon Hume,
Bentham et Rawls.
S’il peut être intéressant de confronter les philosophies de Hume, de Bentham et de Rawls sur la question de la justice, c’est parce que nous trouvons, chez ces penseurs libéraux, trois façons différentes d’envisager la justice, concurrentes, mais d’autant plus faciles à rapporter les unes aux autres que certaines d’entre elles se sont explicitement souciées de polémiquer directement avec les autres. Hume fait rupture avec les penseurs contractualistes, dans la tradition des Whigs et de Locke, et il conçoit la justice comme un mixte d’intérêts, de raison et d’imagination. Bentham, qui reprend à son compte les arguments anti-contractualistes de son prédécesseur, accuse le caractère symbolique de la loi, rejette radicalement tout naturalisme et toute explication de la justice par les passions en promouvant systématiquement et exclusivement le principe d’utilité. Quant à Rawls, il renoue, plus de deux siècles après un déclin que l’on pouvait imaginer irrémédiable, avec la lignée interrompue des penseurs du contrat, en tenant compte des critiques de Hume et de Bentham, non sans intégrer toutefois quelques aspects de l’utilitarisme naissant de L’Enquête sur les principes de la morale ou de l’utilitarisme doctrinal de la Formation du gouvernement ou de l’Introduction aux principes de la morale et de la législation.

Introduction à la Théorie de la justice de Rawls

Le lecteur français peut avoir du mal à entrer dans la lecture de la Théorie de la justice et ne pas comprendre son intérêt et la renommée dont elle jouit. La première difficulté tient au fait qu’il aura fallu attendre seize ans pour que cet ouvrage, capital dans la philosophie anglo-saxonne, soit traduit en français. Or entre 1971, date de sa publication aux Etats-Unis et le moment de sa réception en France, la Théorie de la justice a suscité un débat intense dans la philosophie anglo-saxonne, obligeant son auteur à préciser et même à refondre sa théorie à travers de nombreux articles. On peut les lire réunis, en français, sous le titre Justice et démocratie, publié en 1993, la même année que Political Liberalism qui constitue la reformulation d’ensemble de ces mêmes articles. La traduction de ce deuxième ouvrage de Rawls est parue en France en 1995.

On se trouve donc dans cette situation singulière de disposer dans le même temps de la théorie de la justice et de ses révisions successives. Le lecteur français doit parallèlement découvrir et comprendre les thèses de la Théorie de la justice et les raisons de leur reformulation. Il se trouve presque condamné à les interpréter à la lumière de la discussion qu’elles ont engendrée. Mais il ne peut comprendre ces critiques qu’en se reportant d’abord à l’ouvrage fondamental.

Deux questions se posent donc d’emblée ensemble : quel est le but poursuivi par Rawls dans la Théorie de la justice et ce but est-il encore maintenu à partir des années 1980 ? Ce remaniement et cette autocritique modifient-elles ou non en profondeur la théorie de la justice comme équité présentée dans la Théorie de la justice ?

Apogée du contrat ou fin du contrat ?

Il y a maintenant une trentaine d’années, J. Rawls remettait au premier plan de la réflexion politique, de la façon qu’il voulait la plus efficace possible, l’idée de contrat pour représenter les liens du citoyen avec l’Etat. Cette démarche était singulière dans la mesure où le contractualisme paraissait encore à l’époque à la fois périmé et radicalement réfuté sous les coups que lui avaient, naguère, portés Hume, puis les utilitaristes qui, pendant deux siècles, ne lui avaient pas ménagé les leurs. Or, sans récuser tout à fait l’utilitarisme, sans abolir -loin de là- toute justification de l’unification de la société par l’intérêt, Rawls retravaillait, dans la Théorie de la justice (1971) , la notion de contrat dont on avait tout lieu de croire qu’elle avait épuisé logiquement, sinon réellement, avec l’écriture concrète de systèmes politiques par Hobbes, Locke, Grotius, Pufendorf, Rousseau -pour ne citer que quelques grandes figures de penseurs contractualistes-, toutes ses possibilités de fondement.

On peut dire, à présent, que, loin d’être une excentricité sans lendemain, la reprise de la réflexion sur le contrat domine désormais la philosophie politique. David Gauthier, dans la dernière décennie, a même soutenu l’idée, qui aurait paru incongrue, il y a encore vingt ans, que la notion de contrat est l’idéologie dominante de nos sociétés depuis le XVIIème siècle au moins, qu’elle est un élément non négligeable de cohésion, non seulement de la façon dont ces sociétés se réfléchissent elles-mêmes, mais de ces sociétés mêmes ; et que, en dépit des apparences, Hume et les utilitaristes, comme Bentham, ne l’avaient jamais sérieusement ébranlée ; à telle enseigne que D. Gauthier se fait fort de montrer que Hume accepte l’essentiel du contractualisme. Les choses sont sans doute moins simples et il se pourrait bien que l’utilitarisme continuât d’être un frère rival du contractualisme au sein de la famille des idéologies issues du libéralisme.

Problèmes de la justice dans l’Antiquité

La notion antique de justice diffère fondamentalement de la nôtre en ce que, dans l’Antiquité, la justice est d’abord pensée comme une vertu.

Nous entendons plutôt maintenant par la justice l’institution qui juge des crimes et des délits et qui règle les conflits entre particuliers d’après les lois en vigueur. Dans un sens moins institutionnel, nous parlons de justice à propos de ce qui relève de la justice sociale, c’est-à-dire d’une équitable distribution de la richesse économique, du pouvoir, des droits et des devoirs dans la société. La discussion philosophique de la notion de justice a même récemment été réduite à cette seule dimension de la justice sociale, sous l’influence de La théorie de la justice de J. Rawls. Dans ces conditions, on voit mal à première vue ce que les préoccupations des philosophes de l’Antiquité en matière de justice ont à voir avec les nôtres. Les anciens grecs n’avaient pas de code pénal : c’était aux juges de fixer les peines et il fallait donc exercer dans les tribunaux une vertu spécifique, consistant à juger chacun comme il le méritait. La vertu de justice renvoyait à un contexte familier qui n’est plus le nôtre.

La proximité des préoccupations des philosophes de l’Antiquité est pourtant évidente dès lors que nous examinons comment les philosophes de l’Antiquité, notamment Aristote, distinguent l’individu juste et l’individu injuste : « Apparaît comme injuste celui qui contrevient à la loi et celui qui cherche à avoir plus et ne respecte pas l’égalité, de sorte que manifestement sera juste celui qui observe la loi et celui qui respecte l’égalité. Le juste sera donc le légal et l’égal, l’injuste l’illégal et l’inégal. »

À ces deux façons d’être juste ou injuste, à ces deux formes de la justice et de l’injustice, il est évident en effet que répondent les deux sens de notre concept de justice : la justice est d’une part le respect de la loi et, le cas échéant, la punition de celui qui y contrevient, et d’autre part, elle est une certaine forme d’égalité dans la répartition des biens.

La justice, une problématique embarrassée

De Platon qui, à son immortelle République, donnait en sous-titre “De la justice”, à des penseurs contemporains comme Alasdair MacIntyre ou John Rawls, la question de la justice, éternelle et redondante, a toujours obsédé les hommes. L’histoire de la philosophie occidentale en apporte l’irréfutable preuve. Et pourtant, la notion de justice, malgré les multiples éclairages qu’elle a reçus, demeure toujours aussi problématique.

Dans la mythologie grecque, Thémis, fille d’Ouranos et de Gaïa, était une divinité de l’Olympe. Elle personnifiait l’ordre du monde, l’équilibre des choses et surtout, elle figurait, avec sa soeur Mnémosyne, la puissance de l’esprit et les capacités que la pensée réfléchie opposait au désordre sauvage des Titans. Elle était, à ce titre, la conseillère de Zeus. A l’aurore du monde, c’était donc aux autres divinités que parlait Thémis, leur indiquant quels étaient, jusque dans les querelles de l’Olympe, les chemins de la prudence. Aussi inspirait-elle les oracles et faisait-elle entendre, grâce à eux, ce que, selon la volonté des dieux, disait la voix de son éminente sagesse.

De l’union de Zeus et de Thémis, naquit Dikè, déesse des jugements et soeur d’Aletheia, déesse de la vérité. Dikè s’intéressait davantage aux querelles des hommes qu’aux certitudes des dieux. La mythologie lui attribue deux fonctions, mais d’inégale importance : d’abord, elle s’efforce, lorsqu’éclatent des différends entre les hommes, de leur indiquer des moyens de conciliation et de paix; ensuite — parce que, vus du haut du mont Olympe, les hommes ne paraissent guère enclins à des comportements se-reins et pacifiques et, d’ailleurs, n’en sont pas capables —, elle comprend que les arbitrages et les conciliations à l’amiable étant à peu près vains, les sanctions et la sévérité des peines sont plus expédientes. Cependant, si les mythes grecs prêtent volontiers à Dikè le visage d’une sévérité vengeresse, les institutions érigent pour elle une autre statue dont la philosophie, par-delà les images mythologiques, ne tardera pas à sonder les secrets. Dikè devient dès lors le symbole de la justice dont, parmi les hommes, la parole du juge est l’expression. Comme Thémis sa mère, elle a, certes, l’auréole d’une instance supra-humaine et sacrée, mais sur la terre des hommes, elle occupe la plus haute marche du tribunal qui formule les réquisitions à l’aune desquelles leurs actions sont jugées.

L’expérience scientifique

Il serait difficile de contester que la seule connaissance sûre et irrécusable que nous avons des phénomènes de la nature vient des découvertes de la recherche scientifique. C’est aux sciences qu’il faut se fier si l’on veut connaître et expliquer le monde. Tout autre savoir resterait dans le domaine des croyances, des conjectures, des interprétations, des spéculations, des impressions ou des leçons que l’on tire de l’expérience, c’est-à-dire de ce qu’on a vu ou cru voir et constater.

Les sciences se présentent sous la forme de la « recherche scientifique ». Ce qui fait d’elles une « recherche scientifique » c’est le recours à l’expérience en tant que celle-ci est conduite scientifiquement, c’est-à-dire en tant qu’elle permet d’obtenir des résultats expérimentaux. Dans la mesure où une question peut relever d’une expérimentation et devenir une question expérimentale, alors on considère qu’elle devient une question scientifique. Les sciences ont pris le caractère d’une recherche où l’on ramène toute question à des données expérimentales.

Mais qu’est-ce qu’une recherche expérimentale peut établir, et qu’est-ce que l’on peut en attendre exactement ? Quelles peuvent être la portée et la valeur de résultats expérimentaux ? Poser philosophiquement ces questions oblige à se demander à quel genre de finalité obéit une science qui veut être une recherche expérimentale.

L’expérience scientifique – on l’appelle : l’expérimentation – confère à une science une certitude et une autorité indiscutables. Dès que l’on peut obtenir des résultats expérimentaux, on considère que l’on a atteint le sol sur lequel une vérité peut être solidement établie : on alors des données précises et l’on n’est plus dans le domaine incertain des conjectures et des tâtonnements. Aussi longtemps qu’un résultat expérimental indiscutable n’a pas été établi, il n’y a que des idées jetées en l’air ou, au mieux, des tâtonnements empiriques et des règles d’usage sans fondement. Par exemple, dans l’agriculture ou dans l’élevage, on peut procéder empiriquement ou selon des usages traditionnels pour ensemencer, faire des croisements et soigner des plantes ou des bêtes. Mais l’agronome, lui, pourra s’appuyer sur les bases scientifiques solides de la génétique et de l’étude géologique et chimique des sols, bases qui auront été établies par des expérimentations. Le préalable qui s’impose lorsque qu’on veut s’assurer de connaissances précises, sûres et exactes dans un domaine, c’est d’y introduire l’expérience scientifique. Celle-ci se porte garante d’un savoir et lui donne sa certitude. Elle seule vérifie, confirme ou infirme des hypothèses. D’où tient-elle ce pouvoir ?

Aristote Ethique à Nicomaque Livre V

La composition de l’Ethique à Nicomaque présente l’allure, même reconstituée, d’une ascension : elle suit une haute progression par les vertus morales et dianoétiques, ou ce qui les fortifie (livres II-IX), vers l’objet final de l’éthique, défini au livre I, et étudié au livre X, le bien- vivre. Cette progression donne ainsi une structure circulaire à l’œuvre : le dernier livre revient sur le premier, la pensée s’y achève en déterminant la fin de l’éthique. Le terme retrouve le commencement qui se trouve fondé en lui. En même temps l’Ethique à Nicomaque articule la politique et l’éthique dont elle n’est qu’un moment. S’ouvrant sur l’idée de Souverain Bien, et sur la politique comme science architectonique du «bien proprement humain», elle s’achève en introduisant les livres de la Politique. Le bonheur est cette idée nominale qui constitue la fin de toutes les activités et le sens de l’existence humaine, fin ultime qui est formellement la même que la fin politique. On comprend donc immédiatement l’importance de la question de la justice dans l’ensemble des livres sur l’éthique.

Le livre V constitue un traité de la justice . La considération de la justice vient clore l’examen des vertus morales, commencé au livre III et poursuivi au livre IV. Aristote choisit de consacrer tout un livre à la vertu de justice (dikaiosunè). Mais encore tout l’intérêt de ce traité sur la justice, et tout l’apport d’Aristote à la philosophie du droit, consistent-ils à dégager la justice de son approche exclusivement morale. Aristote propose ainsi une série de distinctions importantes entre la justice générale, vertu de justice ou justice légale, et la justice particulière qui se définit de façon privilégiée non par rapport à la loi mais par rapport à la notion d’égalité. C’est cette seconde espèce de justice qu’il privilégie, la subdivisant à son tour en justice distributive et justice corrective.

L’expérience

Ce livre numérique est l’édition de Notes de cours sur l’Expérience.

Comment penser l’expérience ? Il faut partir de cette question pour reconnaître la tension qui existe entre la pensée et l’expérience. Le rapport de la pensée à l’expérience n’est pas un rapport pacifié mais plutôt polémique. La pente naturelle de la pensée est de s’instituer contre l’expérience. Du moins l’expérience représente-t-elle peut-être ce qu’il y a d’irréductiblement extérieur à la pensée, ce que la pensée ne peut épuiser, ce que le concept ne peut jamais complètement assimiler à soi : l’expérience se donne à la pensée comme un écart initial dont il n’est pas certain qu’elle puisse le combler. Il y a plusieurs manières d’envisager cette tension entre la pensée et l’expérience.

Plan du cours :
– Introduction : la pensée ouverte sur l’expérience
– Chapitre I : L’expérience ou le plus bas degré du savoir
– Chapitre II : Vérité de l’empirisme
– Chapitre III : Science et expérience
– Chapitre IV : Théorie et méthode expérimentale
– Conclusion
– Bibliographie

Système et expérience – La signification de l’expérience chez Kant, Fichte et Hegel

vignette-systeme-exp.gif Voir dans la philosophie classique allemande une pensée favorable à l’expérience est assez paradoxal tant cette période, par la multiplicité de ses systèmes, semble marquée par un retour de la métaphysique, prélude à son inévitable décomposition et à son remplacement par les sciences positives. Plus la raison pensante se pose comme nécessaire dans la connaissance du monde réel, moins elle accorderait d’intérêt à ce que l’expérience au sens empirique du terme apporte, et plus elle démontrerait par là-même son impuissance face à la méthode expérimentale. En d’autres termes les penseurs du système, ceux qui ambitionnaient de remplacer l’amour du savoir par le Système, la philosophie par la Science, semblent les plus mal placés pour laisser à l’expérience tous ses droits, en particulier celui de ne pas considérer trop vite que la connaissance humaine forme un tout. La perfection et la clôture du système sur soi seraient ainsi en proportion inverse de sa capacité à saisir le réel concret : plus le système est cohérent, moins il est capable de s’ouvrir sur le monde car le prix à payer serait une révision constante face à la nouveauté, l’imprévisibilité du réel. Ce serait donc en séparant la science et l’idée philosophique de système, telle qu’elle a été élaborée dans l’idéalisme allemand, que l’on pourrait donner à l’expérience sa signification propre. Historiquement c’est par la psychologie que s’est effectuée cette dissociation de l’idéalisme comme le montrent les tentatives de Herbart, Beneke et enfin Dilthey. Si la psychologie forme un système, c’est parce qu’elle est mathématisable, ou bien parce qu’elle est révisable et conforme aux protocoles expérimentaux. Le philosophe ne peut plus concurrencer la science empirique en comblant les lacunes du savoir par l’arbitraire de sa pensée.

La question de la justice dans les problématisations contemporaines du droit

Si l’on veut désigner de manière d’abord globale, mais malgré tout assez précise, ce que, concernant la question de la justice, les problématisations contemporaines du droit ont renouvelé depuis une vingtaine d’années, il faut d’abord situer ce renouvellement par rapport à l’époque immédiatement antérieure. Celle-ci avait été dominée par ce qu’il est convenu d’appeler le positivisme juridique, dont l’expression la plus célèbre fut atteinte dans ce qui reste, en matière de philosophie du droit, un ouvrage majeur de ce siècle – à savoir la Théorie pure du droit publiée en 1934 par le juriste autrichien Kelsen : dans cet ouvrage, toute une tendance dont l’histoire, si on voulait la raconter, remonterait au XIXe siècle, vient à achèvement, en prenant le contre-pied de ce qui avait été, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la problématisation dominante du droit, c’est-à-dire une problématisation en termes de droit naturel.