L’image naturelle
J’entends dire que l’image est partout. Elle nous inonde, elle nous submerge. Sous le déluge des images, nous serions les naufragés de la pensée. Idolâtres et acéphales, voilà, me dit-on, ce que, par sa faute, nous sommes devenus.
Je réponds haut et clair : l’image n’est nulle part ; l’image n’est coupable de rien.
Qu’est-ce à dire ? D’abord, je pense que ce qui nous menace aujourd’hui, corps et âme, ce n’est pas l’image, mais sa disparition, son expulsion même. Ensuite, je prétends qu’une méditation véritable sur l’image conduit à ne la confondre avec aucune configuration du visible. Autrement dit, lorsqu’une image est devant nos yeux, elle ne s’impose pas pour autant au regard. Le visible la dissimule, mieux encore, l’image a élu le visible pour se dissimuler. Qu’on la conjure ou qu’on la convoque, l’image impose toujours une certaine économie de l’absence.
Cet article est repris d’une publication aux éditions Corti, dans la collection
Le nouveau commerce, 1995. Il est reproduit ici avec l’autorisation de l’auteur

Dans la salle du cinéma de quartier Le Jewel Cécilia (Mia Farrow) est entrée pour cacher ses larmes. Trompée par les fausses promesses de Gil Sheperd (Jeff Daniels), battue par Monk son mari (Danny Aiello), au chômage, subissant les rebuffades du monde entier, elle est aux abois. Ses yeux noyés de larmes ne distinguent pas d’abord les ombres qui s’agitent sur l’écran. Puis son visage se détend. Une lumière intérieure l’éclaire. Cécilia regarde, et elle prend place dans sa vision. Sublime plan que celui-ci où Woody Allen filme la métamorphose d’un visage qui entre dans la fiction. Là-bas, sur l’écran, ce ne sont plus des images qui bougent mais Ginger et Fred qui, sur les ailes de la musique d’Irving Berlin, s’élèvent aux Cieux, Heaven, i’m in Heaven…, virevoltent entre les colonnades, glissent sur un plancher immaculé qui s’étend, lisse, à perte de vue. Alors un sourire se dessine sur les lèvres de Cécilia, et dans ce sourire se signale l’absence de Cécilia au monde réel (la salle, la ville, la terre) et l’entrée dans l’espace imaginaire.