Parler aurait bien deux dimensions : la première serait pratique, sociale, liée à la relation à l’entourage. Quand le nourrisson crie, c’est qu’il souffre et demande la tétée ; quand le petit enfant parle, c’est pour demander : « maman, j’ai faim, quand est-ce qu’on mange ? » Et c’est dans ce registre d’usage des phrases que chacun apprend très tôt sa langue maternelle, si tôt que celle-ci lui paraît naturelle.

Mais la parole n’est pas qu’utile ; la voix communique aussi des émotions, la voix exprime l’affection, par ses tonalités, tandis que les lèvres et les yeux sourient à l’enfant, se font tendres ; très tôt aussi, on le console, on lui chante des chansons tout en le berçant, on l’enveloppe de mots bleus, tout doux, – qu’il ne comprend pas encore. Il y a un « parler » pour parler, qui est là juste pour manifester le souci du petit, l’amour qu’on lui porte ; et, par attention à l’enfant, les parents lui consacrent du temps pour lui raconter des histoires pour l’endormir : l’enfant aime entendre raconter de soir en soir la même histoire, au mot près ; et la voix a un effet hypnagogique. Elle fait cocon.

Parler, c’est spontanément agir et faire faire ; et tout autant fabuler ou dire des fables.

Le sens étymologique du mot « fable » le rattache au verbe latin « fari », parler ; d’une façon comparable, le verbe « muthein » en grec voulait dire « parler, raconter des histoires, parfois mentir » et il a donné le mot « mythe ». L’activité de parole, en ayant une sorte d’autonomie par rapport à nos gestes, à nos activités pratiques, à notre vie, s’est toujours sentie portée par un vent de liberté. Après tout, je peux dire ce que je veux, défier la vérité. Une phrase qui énonce ce qui n’est pas, ce qui n’a pas eu lieu ne manque pas pour autant de sens, loin s’en faut. Elle énonce d’elle-même des fictions, surtout dès qu’il faut « raconter » ! Pour que mon récit soit intéressant pour qui m’écoute, je ne manquerai pas d’éviter la platitude, et de taire ceci, d’accentuer cela : déjà, ce que j’ai vécu, après coup, m’apparaît au retour avoir été une suite d’aventures passionnantes, surtout si je les raconte à des amis : nul doute que, dans l’Himalaya, j’aurai vu un yéti plutôt qu’une panthère des neiges ! Les êtres merveilleux font plus plaisir aux auditeurs que ceux qui existent.

Parler est se laisser tenter d’inventer des fictions. Il n’y a pas que les Crétois pour être menteurs. Et ce que Bergson va mettre sous l’expression « la faculté fabulatrice » désigne cette forme précise de l’imagination qui a investi les récits divers : « roman, drames, mythologie » dit-il (Les deux sources, p 112) : à quoi on peut ajouter les chants, les comptines et les poèmes, les hymnes, les œuvres théâtrales, les « fables » elles-mêmes. Mais aussi parfois la fiction qui se voudrait science : le Timée raconte un grand « muthos », Descartes écrit la « fable » du monde ; c’est qu’ils sont sensibles au fait que leur effort théorique et raisonné n’est pas, loin s’en faut, encore confirmé par l’expérience. Et ils le signalent avec honnêteté par ces deux mots : l’un dit : je raconte un mythe, l’autre : une fable.

Toutefois il n’est rien que la parole ne fasse : elle peut énoncer le réel, elle peut inventer temps, lieux et êtres imaginaires, elle crée aussi du symbolique.

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