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Le problème de la philosophie de la technique : par ou commencer ?

Le problème premier, aussi bien qu’ultime, de la philosophie de la technique est de savoir ce que c’est que la technique. Il s’agit, comme toujours en philosophie, de savoir affronter la question : qu’est-ce que c’est ? quelque autre problème que l’on soit conduit à traiter -, car tout en dépend ; l’enjeu est tout bonnement de savoir ce que l’on dit. Mais cela n’a rien d’une règle générale de méthode ou de bon sens qu’il suffirait de se rappeler à propos de chaque sujet ; chaque fois la difficulté a quelque chose de singulier et le problème est de savoir comment s’y prendre pour suivre un conseil si sage.

Il n’est pas facile de dire ce que c’est que la technique, car la diversité de ce qu’on peut y trouver est si grande, et parfois même si peu connue de nous, qu’il y a grand risque que l’on profère des généralités hâtives, que l’on présente comme général (voire universel) ce qui ne pourrait s’affirmer au mieux que de quelques cas, ce qui n’est que particulier. Mais la difficulté, dans sa véritable et singulière nature, se marque à cela que même celui qui, pour éviter ce risque, choisirait de se limiter à une région, voire à un canton de la technique et avertirait que la portée de son analyse s’y trouve assignée, volontairement et prudemment cantonnée dans sa particularité, celui-là risquerait encore de se tromper sans le savoir, non pas seulement comme celui qui prend une vertu particulière pour la vertu, ni comme celui qui en présente tout un essaim alors qu’on lui demande une définition essentielle, mais comme celui qui, croyant qu’il y a des colombes dans le colombier, plonge la main dedans et en retire, sans songer à le soupçonner, autre chose que l’oiseau qu’il cherche. Où donc est la technique ? Où peut-on et doit-on aller pour l’envisager, l’étudier, l’analyser ? A quoi faut-il s’intéresser comme type de réalité pour s’instruire de ce qu’est la technique, si partiellement que ce soit ? Où trouver la technique, lorsqu’on souhaite la définir ou en parler en connaissance de cause ? Tel est le premier et l’ultime problème de toute philosophie de la technique. Tant que l’on n’a pas au moins le soupçon que la technique soit d’abord peut-être introuvable, ou difficile à localiser, que ce qui fait problème avant tout et au bout du compte est de savoir quoi interroger, vers où et vers quoi regarder, tourner le regard, on risque un tel quiproquo ou bien un tel flou, qu’il semble audacieux de prétendre avoir seulement commencé à faire de la philosophie sur ce sujet.

L’artiste est resté longtemps confondu avec l’artisan dont il partage le statut inférieur et méprisé. Du même coup, il est souvent anonyme : c’est un artisan, compagnon d’une confrérie de métiers. Son œuvre est au service des doctes qui en sont les commanditaires : l’artiste n’est que l’exécutant qui met son savoir-faire au profit d’un […]

Héritier du problème traditionnel de l’âme et du corps, le « Mind-body problem » se pose aujourd’hui en des termes nouveaux dans le cadre d’une tentative de « naturalisation » inspirée du modèle scientifique.

La plupart des philosophes contemporains versés dans les questions de philosophie de l’esprit se situent par rapport à la thèse cartésienne. Le dualisme de l’auteur des Méditations Métaphysiques est toujours invoqué pour être, la plupart du temps, récusé. On peut même dire qu’il est présenté de manière caricaturale pour mieux servir de repoussoir.

Dans une large mesure, il semble que ce soit G. Ryle le responsable de cette situation. C’est lui en effet qui a combattu le premier ce qu’il appelait « le dogme du fantôme dans la machine » en quoi lui semblait se résumer la position cartésienne.

On s’explique dans ces conditions que le problème de la causation mentale, principale difficulté rencontrée par Descartes soit au cœur des débats et des controverses et que la plupart des solutions proposées s’efforce en premier lieu de le résoudre.

La tonalité générale des études contemporaines sur la question est moniste. Le dualisme cartésien impliquait une référence à l’esprit ; le monisme contemporain prend une forme matérialiste. Ceci s’inscrit dans une tentative de naturalisation des problèmes philosophiques, avec l’ambition plus ou moins avouée de garantir la scientificité des résultats de l’enquête.

Le monisme matérialiste peut revêtir plusieurs formes. Il peut reconnaître la spécificité du mental, au niveau des propriétés. On parle alors d’un dualisme des propriétés, pour l’opposer au dualisme des substances, mais l’expression peut se révéler égarante car en fait il reste au niveau du monisme. Mais le monisme matérialiste peut se révéler radical et se proposer alors d’éliminer toute terminologie mentaliste. Entre ces deux positions se situe toute la gamme des positions intermédiaires envisageables.

Ce qui est certain, c’est que la très grande majorité des auteurs anglo-saxons contemporains travaille dans le cadre d’un paradigme ne mettant pas en cause le monisme matérialiste et que toutes les controverses portent sur la meilleure façon d’accommoder ce choix théorique à nos intuitions courantes concernant le mental et notamment à ce qu’il est convenu d’appeler « la psychologie populaire ».

Quel statut l’explication fonctionnaliste de la conscience accorde-t-elle à l’esprit ? Les concepts mentaux, tels qu’ils sont manipulés par les théoriciens matérialistes, désignent-ils bien leur objet ou ont-ils un rôle analogique ? Autrement dit : le fonctionnement de la conscience explique-t-il la conscience elle-même ou bien se situe-t-il en amont de celle-ci comme ce qui la rend possible ou la cause ? La réponse à ces interrogations doit permettre de mieux concevoir comment certains défenseurs du monisme matérialiste cherchent à résoudre le problème corps-esprit. En effet, si les concepts mentaux auxquels il est fait référence dans leurs théories ne correspondent pas à ce dont je fais moi-même l’expérience, alors les physicalistes dissimulent sous leurs explications ce qu’est réellement le mental par opposition au physique. Ceci soulignerait son irréductibilité. Si, par contre, les concepts qu’ils envisagent désignent bien ce qui est présent dans l’activité mentale ou intentionnelle, alors cette entreprise réussira à dissoudre le problème corps-esprit par l’assimilation de l’esprit au fonctionnement du corps.

Au premier abord, si l’on parle de computation neuronale pour rendre compte de la pensée, il semble bien que lorsque je pense, je ne sens pas ma computation neuronale, et que je ne suis pas forcément conscient de cette activité computationnelle. Mais ceci n’est peut-être qu’un problème de vocabulaire. Mon ignorance des théories scientifiques ou la traduction en langage ordinaire de ce qui se passe dans ma conscience est susceptible de m’empêcher de concevoir mes pensées comme (le produit d’une) computation neuronale. Néanmoins la différence entre mon rapport immédiat à ma conscience et les théories de l’esprit témoigne peut-être d’une distance entre le contenu de l’explication scientifique et ce qu’est effectivement la vie psychique. Est-il donc seulement possible de concevoir l’esprit par le biais des notions de mouvement, de quantité, de parties, c’est-à-dire par les notions grâce auxquelles nous concevons les choses matérielles ? La réussite du programme fonctionnaliste serait la preuve que le corps et l’esprit ne sont pas deux choses incompatibles ni deux sortes de propriétés distinctes d’une même chose, et qu’ils peuvent être conçus et décrits de façon univoque.

La pensée de Daniel Dennett, que l’on aurait trop vite fait de présenter comme le porte-parole contemporain d’un éliminativisme matérialiste, traduit le souci d’assurer au fonctionnalisme sa pertinence en ce qui concerne la résolution de ce problème. La théorie qu’il met en place s’efforce de maintenir la particularité des états mentaux, qui participent en tant que tels à l’activité consciente et n’ont plus alors un rôle uniquement surérogatoire ou d’accompagnement (de décoration) du processus cérébral. Certes, la conscience émerge de l’organisation du cerveau, mais elle n’est pas qu’un épiphénomène de l’activité cérébrale.

L’objectif de cette présentation est d’abord de montrer comment l’explication qu’il propose, qui refuse tout compromis avec un dualisme des substances ou des propriétés, permet de rendre compte de l’esprit sans l’éliminer (§ 2). Mais, en se demandant si cette théorie, pour élégante qu’elle soit, ne laisse pas de côté ce qui fait au premier abord la particularité de l’esprit tel que chacun de nous en a l’expérience (§ 3-4), il faudra se demander dans quelle mesure la connaissance de l’esprit telle qu’elle peut nous être scientifiquement présentée n’est pas simplement métaphorique et non littérale (§ 5).

vignette-Couv-Esprit-Hegel-Laurent-Giassi.jpg Quand on traite de l’esprit chez Hegel, les voies d’approche sont multiples : historiquement c’est la rupture avec Schelling à Iéna qui amène Hegel à compléter la Naturphilosophie schellingienne, transformée en philosophie de l’identité, par une philosophie de l’esprit. Du point de vue de la genèse du système hégélien, c’est la Phénoménologie de l’Esprit comme système et introduction au système qui donne une présentation des différentes figures de l’Esprit, depuis la certitude sensible jusqu’à la Religion. Enfin lors de la constitution du système c’est dans le cadre d’une Philosophie de l’esprit, comme troisième partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques que Hegel présente l’esprit sous sa forme triadique –l’esprit subjectif, l’esprit objectif, l’esprit absolu. En laissant de côté les leçons relatives à l’art, la religion ou l’histoire, où les développements sur l’essence de l’esprit ne manquent pas, on voit l’abondance des matériaux. A partir de là une double possibilité se présente : une présentation diachronique de la philosophie de l’esprit, de 1801 à 1827-1830, des premières Philosophies de l’esprit de Iéna jusqu’à la version finale de l’Encyclopédie, ou une présentation systématique, se limitant à une œuvre en particulier. Si on choisit la première possibilité, l’entreprise serait trop vaste, obligeant à de nombreux parallèles entre les œuvres de la jeunesse et de la maturité. Cela donnerait peut-être l’impression d’une continuité discursive seulement interrompue par des aléas extérieurs au système. Si on choisit la deuxième possibilité se pose alors la question du choix de l’œuvre: entre les Philosophies de l’esprit de Iéna, la Phénoménologie et la Philosophie de l’Esprit de l’Encyclopédie, laquelle choisir ? A l’époque où on croyait voir dans l’œuvre de 1807 l’opus hégélien par excellence, l’expression de la génialité philosophique, on aurait fait de la Phénoménologie le seul point de départ valable pour une analyse de l’Esprit chez Hegel. On a depuis longtemps rejeté le mythe d’une Phénoménologie préservée de l’ossification logique. Si on veut comprendre l’articulation de l’Esprit, c’est à l’Encyclopédie qu’il faut recourir car elle présente la totalité du système, ce qui n’interdit pas de la compléter par d’autres œuvres de Hegel si nécessaire.

On montrera tout d’abord la signification de l’esprit dans le cadre d’une philosophie spéculative de l’esprit. Ce sera l’occasion de montrer qu’une telle philosophie s’oppose aussi bien à la pneumatologie rationnelle de l’ancienne métaphysique qu’à ce que Fichte, après Platner, appelait l’histoire pragmatique de l’esprit humain (1)

En intégrant l’Anthropologie à la doctrine de l’esprit subjectif Hegel admet une infrastructure naturelle de l’esprit tout en évitant la naturalisation de celui-ci. Quant à la Psychologie elle est la discipline qui permet de voir à l’œuvre l’esprit subjectif dans son double mouvement d’intériorisation et d’extériorisation (2-8).

On indiquera enfin les conséquences de l’intégration de l’esprit objectif et de l’esprit absolu dans une philosophie de l’esprit. Par là Hegel repousse les limites entre la psychologie vouée à l’étude des phénomènes du sens interne et les autres disciplines chargées d’étudier le sens des productions spirituelles par lesquelles l’humanité s’objective dans l’histoire (9). La décomposition du système hégélien montre les difficultés qui surgissent dans l’interprétation de cette objectivation de l’esprit dans l’histoire et dans ses œuvres, de Marx à Dilthey (10).

La « relation du corps et de l’esprit » est un thème de signification particulièrement large, mettant en scène, sans autre détermination, le dualisme général du « sensible » et de l’ « intelligible ». Le corps peut y être pris aussi bien comme objet matériel ou corps humain, celui-ci encore comme simple corps mécanique ou corps biologique, ce dernier comme corps neural ou corps charnel, etc., l’esprit comme essence générale de l’intelligible, ou de l’intelligible en homme, ou comme faculté particulière de représentation ou de pensée, etc. Chaque époque, en liaison avec un certain état des sciences, a sa manière de déterminer ce vague en répondant à deux questions fondamentales : qu’est-ce qui fonctionne comme instance gouvernante en l’homme (à laquelle on donne le nom d’esprit), et à quel type de corporéité (et comment) cette instance est-elle rattachée, et comment ? Mille réponse sont ici possibles, occupant tout l’espace entre l’identification aveugle avec les apports scientifiques du moment et les « argumentations philosophiques après-coup ».

La prétention de la phénoménologie husserlienne au sein de cette problématique est de fournir un compas d’orientation solide permettant de guider à la fois la spécification des instances et la modélisation de leur type de relation. Ni généralité philosophique, ni reproduction scientifique, la description phénoménologique tente, en partant du phénomène donné et sans non plus l’abandonner tout à fait, de dégager des types compréhensifs pour tel ou tel aspect du phénomène. Ces types, sortes d’hybrides descriptifs-explicatifs fournissent aux explications scientifiques positives leur cadre de déploiement, le « sens d’être » du phénomène étudié dont elles ne sauraient s’écarter sans cesser de se rapporter à lui, quoi qu’elles en pensent.

L’enjeu d’une approche phénoménologique des relations du corps et de l’esprit n’est donc pas seulement celui de son contenu positif et de sa valeur comparé aux résultats d’autres approches, mais avant tout, celui d’une mise à l’épreuve : on peut y tester si la force de la description est capable de passer devant l’explication analytique des phénomènes — et par là-même de lui servir de guide. Ces deux régimes ne partagent pas le même terrain, aussi ne s’agit-il pas de savoir si la description peut constituer ou se faire passer pour une explication des phénomènes, mais seulement de savoir laquelle, méthodologiquement, est en droit de précéder l’autre.

Cette question est l’une de celles qu’ont suscitées les mises en garde écologiques de notre époque. Ce que Jean-Pierre Séris appelle « l’écologisme », soit l’exploitation idéologique des connaissances acquises par cette science récente qu’est l’écologie, se présente parfois comme une mise en cause, pouvant aller jusqu’à la diabolisation, de la technique humaine, sous sa forme moderne, industrielle, du fait que celle-ci produit manifestement des effets qui paraissent virtuellement destructeurs du biotope humain, soit de l’environnement qui est la condition naturelle de la survie de l’espèce humaine. La technique moderne est alors dénoncée comme une contre-nature dévastatrice.

Une telle dénonciation prend évidemment le contre-pied de la glorification « prométhéenne », positiviste ou marxiste, du progrès technique, comme de ce dont l’humanité devrait attendre son salut, à l’exclusion de toutes les conceptions religieuses, c’est-à-dire censément fantasmatiques, de ce dernier.

En dehors de ses fondements scientifiques et de ses visées idéologiques, la critique contemporaine se réclame aussi souvent d’une justification philosophique trouvée dans certaines thèses de Heidegger. Celui-ci, dans sa conférence sur La question de la technique (1954), s’interroge non pas tant sur les effets de la technique moderne que sur son essence, et identifie celle-ci à « l’arraisonnement (Gestell) », soit à une volonté humaine d’emprise totale sur l’étant, moyennant la mise en œuvre de l’intelligence technicienne armée des connaissances de la science moderne, et dont les effets dévastateurs de la société industrielle ne sont que des manifestations externes – le « danger (Gefahr) » étant pour Heidegger non pas avant tout que la planète soit complètement dévastée, mais que l’homme recouvert par sa propre technique, ne devienne incapable d’en penser l’essence, c’est-à-dire d’y reconnaître sa volonté d’arraisonnement de l’étant.

Ces thèmes heideggériens sonnent comme un écho à une parole fameuse de Descartes, lequel en appelle, contre la pensée à ses yeux purement « spéculative », et par suite verbeuse et inutile, des Anciens et des médiévaux, à une philosophie « pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, 6e partie). On peut bien voir dans ce texte l’expression d’une volonté d’arraisonnement, puisque Descartes invite à accroître la capacité humaine d’user de la nature par la compréhension rationnelle des causalités qui s’y exercent.

Certes, il est clair que Descartes n’envisageait pas un tel arraisonnement comme une source de la dévastation contre laquelle, trois siècles plus tard, Heidegger et les écologistes mettront en garde. Il le juge au contraire désirable non seulement « pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens en cette vie » (ibid.).

La question est alors de savoir, et l’histoire postérieure à Descartes interdit de l’ignorer, si une telle entreprise, humaniste avant tout, peut aboutir sans entraîner les effets pervers qui ont conduit à la dénoncer.

Si le Russell célébré par les philosophes est le logicien des Principia Mathematica, l’inventeur de la théorie des descriptions et de la théorie des types, le théoricien de l’atomisme logique ou le partisan du monisme neutre, ce sont ses écrits sur la morale et la politique, ses prises de position en faveur de la paix ou contre l’utilisation des armes atomiques, ses jugements abrupts et lucides sur des questions de société qui lui ont valu une renommée internationale et la faveur du grand public. C’est que le philosophe de Cambridge s’est en fait rêvé dans le rôle d’un Voltaire du XX ème siècle et que, fait relativement rare dans le monde anglo-saxon, il a voulu tenir le rôle d’un intellectuel – au sens où on entend ce terme en France depuis le siècle des Lumières.

Mais tout se passe, et Russell lui-même n’est sans doute pas étranger à la chose, comme si une frontière étanche séparait la production philosophique de textes techniques consacrés essentiellement à la connaissance, de textes qu’on pourrait qualifier de témoignage et de combat et dont la place à l’intérieur de la philosophie russellienne fait problème. Russell lui-même avouait ne pas être satisfait de ce qu’il avait pu dire dans le domaine de l’éthique et soutenait qu’en face de l’action mieux valait un jugement correct qu’une doctrine en bonne et due forme, difficilement adaptable aux circonstances et applicable ici et maintenant. On peut par ailleurs se demander si une philosophie se voulant scientifique n’est pas tout naturellement conduite à laisser hors de son domaine toute réflexion d’ordre éthique ou esthétique. De ce point de vue on s’expliquerait que Russell n’ait pas considéré comme dignes de relever de la philosophie ses interventions dans le champ de la morale et de la politique.

Encore faudrait-il que sa contribution à l’éthique et à la politique se soit limitée à des interventions conjoncturelles, que sa conception de la philosophie ait été tributaire de la fascination pour la méthode au point d’exclure tout ce qui ne saurait être traité au moyen de celle-ci. Or tel n’est pas le cas. L’ensemble des écrits de Russell comprend un grand nombre de textes théoriques concernant l’éthique ; la prise en considération de l’évolution russellienne révèle un Russell s’interrogeant sans cesse sur la valeur et les limites de la philosophie et toujours oscillant entre une conception traditionnelle de la philosophie, laissant notamment sa place à la métaphysique, et une conception plus technique la réduisant à une philosophie de la connaissance.

vignette-philo-histoire.gif

vignette-philo-histoire.gif« Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Mens-
chheit, Beytrag zu vielen Beyträgen des Jahrhunderts » : le titre de
l’œuvre de Herder en 1774 se caractérise par une certaine redondance. « Auch… » encore une philosophie de l’histoire, comme si
au XVIIIème il n’y avait pas déjà pléthore de philosophèmes sur
l’histoire devenue un thème à la mode, en France, en Allemagne
ou en Angleterre. « Beytrag zu vielen Beyträgen » : cette contribution
à de nombreuses contributions existantes donne l’impression de
faire nombre avec elles, de se fondre dans la masse. Entre le titre et
le sous-titre Herder parle de la Bildung der Menschheit, expression
fondamentale qui sera au cœur de la nouvelle anthropologie philo-
sophique au début du XIXe siècle en Allemagne. Ce concept de
Bildung est essentiel car il permet de comprendre, chez Herder, ce
qui explique le passage à une philosophie de l’histoire.

« Le positivisme se compose essentiellement d’une philosophie et
d’une politique, qui sont nécessairement inséparables, comme constituant
l’une la base, l’autre le but d’un même système universel, où l’intelligence et la sociabilité se trouvent intimement combinées ».

Cette déclaration, qui ouvre le Discours sur l’ensemble du positivisme,
pose problème parce qu’elle omet d’évoquer la morale, laquelle, on l’apprend
dès les premières lignes de la première partie, doit prendre place entre la philosophie et la politique. Mais c’est justement par cet oubli que l’affirmation d’ouverture est symptomatique de ce qui se joue dans le Discours : la morale, qui n’est pas encore la septième science de l’encyclopédie, comme ce sera le cas à partir du second tome du Système de politique positive, va venir s’insérer de manière encore assez obscure et indéfinie, entre la philosophie et la politique, et envahir le Discours qu’elle organisera de manière sourde, dans son ensemble et dans son détail. Ainsi le Discours n’est pas seulement le lieu d’émergence de la religion positive – qui apparaît dans la conclusion. Il correspond
à ce moment de la carrière de Comte où la réflexion morale, dans un
sens qu’il nous incombera de définir, prend le pas sur toute autre perspective.