Publications par Giassi Laurent

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Le paradigme de l’interprétation chez Schleiermacher et Dilthey

Par commodité et souvent par hésitation face au massif touffu de certains textes de Dilthey on réduit souvent la contribution épistémologique de ce dernier à deux acquis, bien fragiles d’ailleurs. Le premier aurait été l’invention malheureuse du terme « Geisteswissenschaft » pour définir un domaine du savoir distinct de la métaphysique et des sciences de la nature, les futures sciences humaines et sociales. Le second aurait été, du point de vue gnoséologique, la distinction tranchée entre comprendre (Verstehen) et expliquer (Erklären) : on expliquerait des phénomènes en découvrant leurs déterminations causales ou en les subsumant sous des lois. Si la physique est la langue des sciences de la nature, la psychologie serait celle des sciences morales ou sciences de l’esprit. On comprendrait l’homme qui est avant tout sujet conscient de soi et qui agit de façon sensée, à partir des fins, des valeurs que l’analyse peut reconstituer. Dans un cas l’objet est étranger au sujet, dans le second cas le sujet étudie un autre sujet et ses œuvres. La tentative de fonder les sciences de l’esprit sur la psychologie aurait abouti au psychologisme, qui, avec l’empirisme, est chargé de tous les péchés face au rationalisme dans l’épistémologie moderne. Et c’est ainsi que Dilthey se survit dans la mémoire philosophique collective : la dualité explication/compréhension, le reproche de psychologisme résument sa contribution.

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Le monde dans la pensée de Schopenhauer

Dans cet article on se propose de montrer comment s’effectue la réintroduction du concept de monde dans la philosophie classique allemande après la critique kantienne qui normalement aurait dû rendre son utilisation impossible. La Critique de la raison pure avait en effet réglé le sort de la question du monde en en faisant une Idée régulatrice de la raison, ce qui supposait l’abandon de tout espoir de connaître le monde comme totalité. Schopenhauer de façon provocatrice en fait le titre même de son opus magnum, die Welt als Wille und Vorstellung. Le concept de Welt chez Schopenhauer ne renvoie pas à la thèse kantienne et n’est pas non plus un retour à la cosmologie de la métaphysique classique : l’idéalisme transcendantal non-kantien de Schopenhauer s’oppose à la pensée de la transcendance divine qui forme l’arrière-plan de toute cosmologie. Le titre choisi par Schopenhauer est explicite : Schopenhauer pense le monde à partir de Vorstellung, plus précisément le principe de raison suffisante – et à partir de Wille, la volonté séparée de la raison.

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Religion et spéculation

C’est un lieu commun de dire à la suite de Heine que la philosophie classique allemande est « la dernière conséquence du protestantisme ». De l’Aufklärung à Feuerbach on peut identifier une séquence historique qui commence par la définition du noyau rationnel de la religion et s’achève dans la négation anthropologique de celle-ci. Entre ces deux limites se trouve un moment particulier où les figures éminentes de la spéculation – Fichte, Schelling , Hegel – intègrent la religion à leur système. Cette séquence a ceci d’original qu’elle ne fait pas de la religion un phénomène atavique dépassé car, par la négation anthropologique de la religion, Feuerbach veut aussi préserver le quid proprium de la religion, ce qu’elle a d’essentiel pour l’homme. La philosophie allemande effectue une rationalisation de la religion qui est plus qu’une critique du fait religieux. La religion permet de critiquer le rationalisme froid des Lumières, puis dans la période des grands systèmes elle a une place particulière dans la pensée de l’Absolu et dans l’économie de la Révélation divine. Cela ne va pas sans un coup de force : la religion est dépossédée de son rôle essentiel, pour devenir une présupposition du discours philosophique autofondateur, ce qui entraîne des résistances de la part de ceux qui soulignent son irréductibilité face à la raison spéculative .

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La logique de la religion dans la Phénoménologie de l’esprit

On présentera ici deux moments : d’abord on rappellera comment à Francfort la religion représente pour Hegel un domaine irréductible à la réflexion et au concept qui ne peut penser la vie infinie. C’est la dimension supralogique de la religion que Hegel souligne alors. Ensuite on montrera comment la réconciliation de la vie et du concept a lieu à Iéna, dans la Phénoménologie de l’Esprit sous la forme d’une logique dialectique de l’Esprit absolu. L’abandon du paradigme esthétique privilégiant la beauté comme unité des différences se traduit dans le développement phénoménologique par la revalorisation du christianisme non pas comme Révélation d’une transcendance irréductible mais comme religion où le concept se réalise comme concept. Hegel se déprend d’une certaine fascination pour la belle totalité grecque et la comparaison entre Athènes et Jérusalem perd de sa pertinence. S’amorce ainsi dans le texte de Hegel ce qu’on trouvera dans les Leçons sur la philosophie de la religion, la prise en compte d’un matériau abondant permettant de penser la logique du fait religieux dans son histoire.

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Phénoménologie et Encyclopédie : une même philosophie de l’esprit ?

C’est au moment même où Hegel commence la révision de la Phénoménologie de l’Esprit en vue d’une nouvelle publication que sa mort met brutalement fin au projet, laissant ainsi imaginer à ses élèves, à ses commentateurs, enfin à la postérité, ce qu’aurait pu être l’œuvre. Ce qui va nous intéresser ici ce n’est pas ce qu’aurait pu être cette œuvre une fois corrigée en fonction des développements ultérieurs de la pensée de Hegel mais la correspondance possible entre la Phénoménologie et l’Encyclopédie sous sa version définitive. Il s’agira de montrer comment, sous une forme et une présentation diverses, Hegel met en œuvre une même philosophie de l’esprit, attestant ainsi du rapport privilégié existant entre l’œuvre de 1807 et l’œuvre de 1830. Hegel est un philosophe qui s’est toujours moqué de ceux qui voulaient fonder la philosophie au lieu de philosopher, préliminaire aussi absurde que celui qui consiste à critiquer la faculté de connaître avant et au lieu de connaître. Or une introduction à la philosophie risque toujours de rentrer dans ce cas de figure : soit elle annonce le contenu de l’œuvre sous une forme narrative ou descriptive, en tout cas de façon non systématique, soit elle fait partie de l’œuvre et dans ce cas ce n’est pas une introduction. Hegel a rencontré ce problème dans ses grandes œuvres, aussi bien dans la Phénoménologie de l’Esprit, qu’au début de la Grande Logique ou de l’Encyclopédie dans des contextes à chaque fois différents.

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Le phénomène dans la Phénoménologie de l’esprit

Chez Kant la phénoménalité du réel est une conséquence des conditions subjectives de la connaissance humaine : depuis la Dissertation de 1770 il est acquis que la phénoménalité constitue la base de l’expérience et par là même de la connaissance objective . Dans la Phénoménologie de l’esprit la phénoménalité du réel ne découle pas de la nature de l’intuition humaine finie mais de l’expérience même de la conscience qui découvre que le sens de son expérience est autre que ce qu’elle croyait, ce qui correspond à l’émergence d’un nouveau phénomène, un nouvel objet de la conscience. A l’intérieur de l’œuvre elle-même consacrée à l’étude de l’apparaître de l’Esprit, le phénomène comme tel apparaît à l’intérieur de la section consacrée à la conscience : c’est le moment où les phénomènes de la conscience coïncident avec la conscience du phénomène en tant que tel, de la phénoménalité de l’être. L’analyse de cette séquence phénoménologique est intéressante car elle permet de voir comment Hegel thématise le phénomène avant la Doctrine de l’Essence (1812).

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Les rapports de la raison et du réel chez Hegel

Cet article commente le texte suivant :
« Au début, le passage de sa vie idéale à la société civile peut apparaître au jeune homme comme un douloureux passage à la vie de philistin. Jusque-là, seulement occupé d’objets universels et travaillant simplement pour lui-même, le jeune homme qui devient un homme doit, en entrant dans la vie pratique, être actif pour d’autres et s’occuper de singularités. Or, autant cela est impliqué dans la nature de la chose – puisque, s’il faut agir, il faut progresser en direction du singulier -, autant cependant l’occupation commençante avec des singularités peut être très pénible pour l’homme, et l’impossibilité d’une réalisation immédiate de ses idéaux le rendre hypocondriaque. A cette hypocondrie – quelque transparente qu’elle puisse être chez beaucoup –, nul n’échappe aisément. Plus tard l’homme est surpris par elle, plus graves sont ses symptômes. Chez les natures faibles, elle peut s’étendre à travers toute la vie. Dans cette humeur maladive, l’homme ne veut pas renoncer à sa subjectivité, il ne peut pas surmonter son aversion à l’égard de la réalité effective, et il se trouve, précisément, de ce fait, dans l’état d’une incapacité relative, qui peut facilement devenir une incapacité effective. Si, donc, l’homme ne veut pas sombrer, il lui faut reconnaître un monde comme subsistant-par-soi, pour l’essentiel tout achevé –, accepter les conditions qui lui sont imposées par ce monde, et, en luttant, arracher à sa dureté cassante cela même qu’il veut avoir pour lui-même…».
Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de l’Esprit, Add au § 396, pp. 438-439

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La décomposition de la pensée et l’effort biranien

On se propose ici de donner quelques éléments doctrinaux afin de comprendre le rapport complexe de Biran à l’égard de Condillac et des figures tutélaires de l’Idéologie, Cabanis et Destutt de Tracy. Sans l’idéologie, la pensée biranienne de l’effort n’aurait pas été possible – mais, sans une critique des présupposés de l’idéologie, la fondation de ce que Biran appellera plus tard la psychologie n’aurait pas non plus été possible. Le Mémoire sur la décomposition de la pensée dans sa version couronnée (1804) nous fait changer d’univers tant au niveau de la forme que du contenu : du point de vue du style ce n’est pas être injurieux que de faire remarquer le contraste entre la clarté, la limpidité de l’écriture de Condillac, des idéologistes et la phrase biranienne enchevêtrée, parfois tortueuse. Biran fait le choix de la complexité contrairement aux idéologistes qui partagent le préjugé condillacien selon lequel l’évidence, si elle n’est plus de nature intellectuelle comme le croyait Descartes, s’enracine dans la simplicité et s’exprime dans une langue compréhensible pour tous. Avec Biran la langue philosophique redevient technique, bien avant la greffe de l’idéalisme allemand sur la philosophie française opérée par Cousin. Pour ce qui est du contenu il serait vain de chercher à faire du Mémoire de 1804 une anticipation de la pensée biranienne ultérieure, on a affaire à une œuvre de transition où le dialogue critique avec Condillac et les représentants de l’idéologie est omniprésent.

La négation chez Hegel

Dans un passage célèbre de son David Hume (1787) Jacobi évoque le souvenir que lui a laissé la lecture de l’analyse kantienne de l’existence dans l’écrit précritique de 1763, L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu. La découverte de l’irréductibilité de l’existence l’a ravi au point de lui donner de « violents battements de cœur » comme Malebranche devant le Traité de l’homme de Descartes. Pour un penseur comme Jacobi faisant de l’existence l’objet d’une révélation antérieure et supérieure à toute conceptualisation, il fallait bien pour ainsi dire une révélation personnelle susceptible de l’éclairer dans sa démarche philosophique. Même si Jacobi n’épargne pas ses critiques à l’idéalisme de Kant contraire à la croyance en la réalité qu’implique une telle révélation, le ton est donné. La positivité de l’existence devient un thème omniprésent dans la séquence philosophique qui s’ouvre immédiatement après Kant et ce n’est pas le moindre des paradoxes que la montée en puissance de l’idéalisme allemand s’accompagne d’une attention extrême à l’existence dans son surgissement, aux structures eidétiques et ontologiques de la facticité. Quelques décennies plus tard cette promesse de veiller à la positivité de l’existence a été trahie : qu’il s’agisse de Schopenhauer, tordant le transcendantalisme kantien en confondant l’apparition et l’apparence (le monde phénoménal étant le voile de Maya) ou de Friedrich Schlegel, faisant du système hégélien une divinisation de l’esprit de négation, c’est la part méphistophélique, négatrice, qui semble l’avoir emporté sur la part faustienne, affirmatrice, accueillante à l’être. Certes les choses ne sont pas aussi tranchées : la plupart des critiques de Kant avaient déjà souligné la dimension destructrice de la philosophie critique, travail de sape de la métaphysique traditionnelle, voire de la morale par son rationalisme radical et son apparent subjectivisme. Et Jacobi lui-même ne manquera pas, comme on l’a dit, de faire chorus en faisant de l’idéalisme un nihilisme qui s’ignore.

On se propose ici de montrer comment la séquence ouverte par Kant permet de comprendre cette caractéristique de la pensée idéaliste qui pose l’être comme indépendant de la pensée (positivité) tout en donnant un nouveau sens à la négation qui n’est ni logique (contradiction) ni ontologique (le néant).

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Remarques sur L’initiation à la vie bienheureuse de Fichte

Sans prétendre à l’exhaustivité on propose ici de fournir ici un certain nombre d’éléments factuels et théoriques indispensables à la compréhension des enjeux philosophiques de l’Anweisung zum seligen Leben (AZSL). Pour ce qui est des éléments factuels on rappellera brièvement le contexte dans lequel Fichte a tenu cette série de leçons ; pour ce qui est des éléments théoriques on situera ce texte de vulgarisation par rapport aux transformations internes de la W.L. dans le cadre d’une polémique avec la philosophie de l’identité de Schelling.

Par souci de simplification on procèdera en traitant trois thèmes qui permettent de comprendre l’ensemble des thèmes traités dans l’AZSL: l’ontologie, la morale, la religion.