L’origine du concept d’Etat et son enjeu dans l’Anthropologie politique de Hobbes

Le concept d’Ă©tat de nature, qui constitue l’une des piĂšces maĂźtresse des philosophies politiques du XVIIĂšme et du XVIIIĂšme siĂšcle, est le rĂ©sultat de la rencontre dans le domaine de l’anthropologie politique de deux courants de pensĂ©e relevant chacun de problĂ©matiques fort diffĂ©rentes, mais desquelles sortira un concept nouveau de la nature humaine. Le premier […]

L’Etat selon Carl Schmitt

Carl Schmitt a mauvaise rĂ©putation. Sa critique systĂ©matique du libĂ©ralisme, son apologie de l’Etat autoritaire, son adhĂ©sion au nazisme en mars 1933, son antisĂ©mitisme rĂ©current l’ont classĂ© du cĂŽtĂ© des auteurs maudits. Certains disent qu’on a affaire Ă  un idĂ©ologue et qu’il ne peut ĂȘtre Ă©tudiĂ© qu’à titre de document de l’histoire.
Il ne s’agit nullement de nier ou d’attĂ©nuer les orientations radicales et les options historiques condamnables de notre auteur. Toutefois nous ne pouvons suivre ceux qui veulent le rĂ©duire Ă  un symptĂŽme de l’histoire. Il faut bien admettre que Carl Schmitt est un vĂ©ritable auteur et pas seulement un idĂ©ologue, Ă  la maniĂšre de Rosenberg. Il a composĂ© une Ɠuvre substantielle dans laquelle il pose les questions fondamentales du politique : Qu’est-ce que l’Etat ? Qu’est-ce que la souverainetĂ© ? Qu’est-ce que la dĂ©mocratie ? Qu’est-ce que la loi ? Quel est le rapport entre le droit et la force ? Comment maĂźtriser la violence guerriĂšre ? Quel est le destin des peuples dans l’histoire ? Et pour rĂ©pondre Ă  ces questions il a Ă©laborĂ© un certain nombre de concepts qui sont devenus des outils communs de l’analyse politique : dĂ©cisionnisme, Ă©tat d’exception, dĂ©signation de l’ennemi, dictature commissariale et souveraine, identitĂ© et reprĂ©sentation, prime du pouvoir lĂ©gal, compromis dilatoire, lĂ©galitĂ© et lĂ©gitimitĂ©, puissance indirecte, grand espace, thĂ©ologie politique, etc. Nombreux sont ceux qui ont pensĂ© Ă  l’occasion de Carl Schmitt et ont discutĂ© avec lui en le prenant au sĂ©rieux.

L’Etat ou la modernitĂ© politique en question

RĂ©guliĂšrement le dĂ©bat politique se concentre sur la question de l’Etat. On entend dire qu’il faut restaurer l’autoritĂ© de l’Etat, lui rendre toutes ses prĂ©rogatives — quand d’autres annoncent la mort de l’Etat ou souhaitent sa fin. La cristallisation du discours politique sur la question de l’Etat rĂ©vĂšle Ă  elle seule la crise que traverse l’Etat (crise de l’Etat de droit au plan juridico-politique, crise de l’Etat-Providence au plan Ă©conomico-social, crise de l’Etat-Nation au plan politique et Ă©conomique de l’histoire mondiale).

Dans la quiétude de Kreuznach: Marx lecteur des Principes de la philosophie du droit de Hegel

Le texte que, faute d’en avoir le titre originel, Ă  jamais perdu, nous appellerons manuscrit de Kreuznach relĂšve incontestablement d’un paradoxe : ce qui se prĂ©sente sous les auspices d’un exercice exĂ©gĂ©tique assez classique, rĂ©digĂ© dans la retraite d’un cabinet d’études, Ă  savoir le commentaire paragraphe par paragraphe de la troisiĂšme partie, die Sittlichkeit, des Principes de la philosophie du droit de Hegel, constitue en fait le premier fruit d’une crise multiple, Ă  la fois personnelle, sociale et politique, qui marque cette annĂ©e 1843 en Allemagne. Il est donc nĂ©cessaire d’en dire quelques mots avant de procĂ©der Ă  l’étude du texte proprement dit. L’annĂ©e qui prĂ©cĂšde la rĂ©daction de ce manuscrit sonne en effet le glas des espoirs de rĂ©forme libĂ©rale que l’intelligentsia et l’opinion publique progressistes avaient placĂ© en FrĂ©dĂ©ric Guillaume IV lors de son accession au trĂŽne prussien, en 1840.

SouverainetĂ© de l’Etat ou souverainetĂ© du peuple?

L’Etat dĂ©signe une structure du vivre-ensemble dont la nature est indivisiblement historique et rationnelle.
Historique d’abord au sens oĂč l’Etat, ou plus prĂ©cisĂ©ment l’Etat moderne, la forme moderne de la condition politique, a une origine qui peut ĂȘtre plus ou moins approximativement repĂ©rĂ©e par l’apparition du terme mĂȘme d’Etat. L’Etat moderne, Ă©crit Lucien FĂšvre, est « un organisme qui aux hommes du 16e siĂšcle apparut assez neuf pour qu’ils sentissent le besoin de le doter d’un nom, que les peuples de la mĂȘme Ă©poque se repassĂšrent aussitĂŽt l’un Ă  l’autre » (EncyclopĂ©die française, article « L’Etat »). Il faut en effet attendre la Renaissance pour que le terme Etat, orthographiĂ© avec une majuscule, prenne le sens politique que nous lui donnons aujourd’hui et qui appartenait jusqu’alors Ă  des termes tels que polis, civitas ou res publica. Machiavel Ă©crit au dĂ©but du Prince : « Tous les Etats, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes furent ou sont ou rĂ©publiques ou principautĂ©s ».

Commentaire du livre IV des Politiques

On a longtemps parlé de la Politique d’Aristote. Les éditions récentes rétablissent le titre ancien, Les politiques, ce qui peut s’autoriser de deux raisons principales. La première c’est que c’est ainsi qu’Aristote cite son propre texte (et qu’il cite souvent ses propres Ɠuvres). Mais surtout comme dit Pellegrin dans son introduction de l’édition GF, « le pluriel rend mieux la réalité d’un “traité” irréductiblement divers » (p. 5). De fait, on peut légitimement se demander si Les politiques forment un traité sur la politique ou une série de traités plus ou moins indépendants, si ce “traité” est celui d’Aristote ou plutĂŽt davantage celui d’un éditeur ou des éditeurs d’Aristote. Dès lors s’impose immédiatement la question de savoir comment lire Les politiques.

Apogée du contrat ou fin du contrat ?

Il y a maintenant une trentaine d’annĂ©es, J. Rawls remettait au premier plan de la rĂ©flexion politique, de la façon qu’il voulait la plus efficace possible, l’idĂ©e de contrat pour reprĂ©senter les liens du citoyen avec l’Etat. Cette dĂ©marche Ă©tait singuliĂšre dans la mesure oĂč le contractualisme paraissait encore Ă  l’époque Ă  la fois pĂ©rimĂ© et radicalement rĂ©futĂ© sous les coups que lui avaient, naguĂšre, portĂ©s Hume, puis les utilitaristes qui, pendant deux siĂšcles, ne lui avaient pas mĂ©nagĂ© les leurs. Or, sans rĂ©cuser tout Ă  fait l’utilitarisme, sans abolir -loin de lĂ - toute justification de l’unification de la sociĂ©tĂ© par l’intĂ©rĂȘt, Rawls retravaillait, dans la ThĂ©orie de la justice (1971) , la notion de contrat dont on avait tout lieu de croire qu’elle avait Ă©puisĂ© logiquement, sinon rĂ©ellement, avec l’écriture concrĂšte de systĂšmes politiques par Hobbes, Locke, Grotius, Pufendorf, Rousseau -pour ne citer que quelques grandes figures de penseurs contractualistes-, toutes ses possibilitĂ©s de fondement.

On peut dire, Ă  prĂ©sent, que, loin d’ĂȘtre une excentricitĂ© sans lendemain, la reprise de la rĂ©flexion sur le contrat domine dĂ©sormais la philosophie politique. David Gauthier, dans la derniĂšre dĂ©cennie, a mĂȘme soutenu l’idĂ©e, qui aurait paru incongrue, il y a encore vingt ans, que la notion de contrat est l’idĂ©ologie dominante de nos sociĂ©tĂ©s depuis le XVIIĂšme siĂšcle au moins, qu’elle est un Ă©lĂ©ment non nĂ©gligeable de cohĂ©sion, non seulement de la façon dont ces sociĂ©tĂ©s se rĂ©flĂ©chissent elles-mĂȘmes, mais de ces sociĂ©tĂ©s mĂȘmes ; et que, en dĂ©pit des apparences, Hume et les utilitaristes, comme Bentham, ne l’avaient jamais sĂ©rieusement Ă©branlĂ©e ; Ă  telle enseigne que D. Gauthier se fait fort de montrer que Hume accepte l’essentiel du contractualisme. Les choses sont sans doute moins simples et il se pourrait bien que l’utilitarisme continuĂąt d’ĂȘtre un frĂšre rival du contractualisme au sein de la famille des idĂ©ologies issues du libĂ©ralisme.

Aux sources de l’Etat selon Hobbes

D’APRES LES ELEMENTS OF LAW NATURAL AND POLITIC :

RATIO, ORATIO, RATIOCINATIO

Diderot, dans une lettre Ă  Sophie Volland, s’extasiait sur “le traitĂ© sublime de la nature humaine” rĂ©digĂ© par Hobbes en 1640. VoilĂ , estimait-il, Locke et HelvĂ©tius, aussi bien que La BruyĂšre et La Rochefoucauld, dĂ©passĂ©s, voire Ă©crasĂ©s par les “vĂ©ritĂ©s” relatives aux “principaux ingrĂ©dients de la nature humaine” qu’entasse Hobbes avec un ordre Ă©blouissant. Si Diderot jugeait mauvaise la traduction que venait de donner le baron D’Holbach des treize premiers chapitres des Elements of Law, il en recommandait nĂ©anmoins la lecture, une fois l’an, Ă  son enfant et Ă  son amie. Pas plus que D’Holbach, il ne pouvait demeurer indiffĂ©rent Ă  l’universel mĂ©canisme auquel le philosophe de Malmesbury rapportait la nature et les Ɠuvres de l’homme et il Ă©tait frappĂ© par l’insistance avec laquelle Hobbes, dans tous ses ouvrages d’ailleurs, scrutait la nature humaine – Ă  la fois la nature en l’homme et la nature de l’homme. Diderot, qui dĂ©sapprouvait le “hobbisme” Ă  raison de la pente politique qui, Ă  ses yeux, l’emportait vers l’absolutisme, avait nĂ©anmoins le tort de ne pas souligner, et probablement de ne pas saisir, le lien serrĂ© qui, selon Hobbes, rattache la politique Ă  l’anthropologie. Or, dans le corpus du philosophe anglais, ce lien est essentiel. Il apparaĂźt expressĂ©ment dĂšs les Elements of Law. Seulement, pour comprendre le rapport qu’entretient la politique avec l’anthropologie, il est nĂ©cessaire d’interroger Ă  la fois les circonstances dans lesquelles fut rĂ©digĂ© l’écrit de 1640 et la maniĂšre dont les thĂšses alors Ă©noncĂ©es se rĂ©percuteront dans les Ɠuvres ultĂ©rieures du philosophe (I). Nous pourrons alors mesurer l’importance que, dans la premiĂšre partie des Elements of Law intitulĂ©e Human nature, prend la coexistence de ce que D’Holbach appelle de maniĂšre pittoresque les “deux ingrĂ©dients” de la nature humaine : la passion et la raison. En effet, c’est moins la juxtaposition de ces “two principal parts of our nature” que leur rapport quasiment dialectique qui, sous la conduite de la raison, dĂ©termine la spĂ©cificitĂ© de l’humaine nature. C’est pourquoi il importe d’examiner ce que sont la nature, la place et la fonction de la raison qui fait l’humanitĂ© de l’homme (II). Cependant, Hobbes n’étudie la nature humaine – il le dit lui-mĂȘme – que dans la mesure oĂč sa connaissance permet de comprendre les causes profondes de la condition politique des hommes, point nodal de la rĂ©flexion du philosophe. C’est pourquoi Hobbes explique, en une dĂ©marche d’une rigueur logique exemplaire, ce qu’est l’institution de l’état civil par les pouvoirs de la raison : parce que le propre de la raison (ratio) est de parler (oratio) et de raisonner (ratiocinatio), le geste le plus authentique de la nature humaine est d’arracher l’homme Ă  sa condition naturelle en Ă©difiant l’artifice de la condition civile ou de l’Etat. L’homme, dĂ©cidĂ©ment, n’est pas un animal comme les autres (III).

Un peuple peut-il ĂȘtre souverain ?

La notion de souverainetĂ© populaire est un lieu commun de la philosophie politique moderne. L’on n’entend pas par lĂ  une hĂ©gĂ©monie, soit la domination qu’un peuple acquiert sur un autre par voie de conquĂȘte. La notion caractĂ©rise bien plutĂŽt pour nous ce que nous appelons la dĂ©mocratie, et constitue la raison pour laquelle nous considĂ©rons ce rĂ©gime comme le plus universellement souhaitable d’un point de vue politique. Marx allait jusqu’à dĂ©clarer que « la dĂ©mocratie est l’essence de toute constitution politique » , ce qui paraĂźt bien signifier qu’en dĂ©pit d’apparences souvent opposĂ©es, il n’est pas de vie politique dans laquelle le peuple (dĂ©mos) – non pas au sens de la classe populaire, mais comme ensemble des citoyens – n’exerce un certain pouvoir (kratos) : comme Ă©crit Tite Live, « la force de tout pouvoir rĂ©side dans le consentement de ceux qui lui obĂ©issent ». Pour autant, on peut Ă©prouver quelque difficultĂ© Ă  admettre qu’un tel pouvoir soit une souverainetĂ©. L’expression souverainetĂ© populaire apparaĂźt bien comme le transfert Ă  la collectivitĂ© des citoyens de ce qui Ă©tait antĂ©rieurement la prĂ©rogative d’un monarque, dont les autres individus Ă©taient les sujets. La question est de savoir si ce transfert pourrait ĂȘtre mieux que purement verbal, et ne pas dissimuler sous des mots une absence de conception cohĂ©rente : s’il est clair qu’un roi exerce son pouvoir souverain sur l’enÂŹsemble de ses sujets, en commandant et en obtenant leur obĂ©issance, il l’est beaucoup moins qu’un tel ensemble puisse exercer le mĂȘme pouvoir sur lui-mĂȘme, c’est-Ă -dire ĂȘtre Ă  la fois souverain et sujet, commandant et obĂ©issant. Que des peuples soient assujettis au point d’ĂȘtre dĂ©pourvus de toute souverainetĂ© est un fait patent, mais le problĂšme n’est pas tant de savoir s’ils ont des moyens rĂ©els de la conquĂ©rir : il est plutĂŽt de savoir s’il y a un sens Ă  vouloir, c’est-Ă -dire d’abord Ă  penser qu’un peuple puisse ĂȘtre souverain de lui-mĂȘme, Ă©tant le seul objet possible de sa supposĂ©e souverainetĂ©.

La fin de l’Etat

Dans son TraitĂ© thĂ©ologico-politique, Spinoza Ă©crit que « la fin de l’État est en rĂ©alitĂ© la libertĂ© ». La pensĂ©e politique de Spinoza s’inscrit dans la postĂ©ritĂ© de la thĂ©orie de Hobbes, qui fonde l’État sur un pacte, c’est-Ă -dire une institution volontaire. Hobbes opposait explicitement sa propre doctrine au naturalisme aristotĂ©licien. La formule de Spinoza rend toutefois cette opposition assez insignifiante puisque c’est Aristote qui a le premier dĂ©fini l’État « une communautĂ© d’hommes libres ». Elle s’explique dans la mesure oĂč la conception de Hobbes servait Ă  justifier un absolutisme politique dans lequel la « rĂ©alitĂ© » de la libertĂ© prend une apparence qui semble lui ĂȘtre exactement contraire, celle d’une obĂ©issance soumise Ă  la puissance coercitive des pouvoirs publics. Aussi bien Nietzsche – pour qui au demeurant la notion de libertĂ© Ă©tait une illusion majeure – a-t-il pu dĂ©crire l’État moderne, issu des thĂ©ories bourgeoises, comme « le plus froid de tous les monstres froids » . C’est Ă  ce monstre que s’en prend la critique anarchiste, selon laquelle la libertĂ© ne saurait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme la fin qui donnerait Ă  l’État sa raison d’ĂȘtre, mais bien plutĂŽt comme ce dont la rĂ©alisation suppose la disparition de celui-ci : la fin de l’État est alors supposĂ©e ĂȘtre le moyen de ce qu’une idĂ©ologie fallacieuse fait passer pour sa vĂ©ritable justification.

Il paraĂźt clair que l’obĂ©issance volontaire aux lois de l’État pourra difficilement ĂȘtre motivĂ©e si elle est simplement contraire Ă  la libertĂ© qui est son principe. Il s’agit dĂšs lors de savoir si celle-ci peut donner Ă  l’État une finalitĂ© essentielle et permanente, qui justifie sa pĂ©rennitĂ© historique, ou s’il y a lĂ  une contradiction qui doit conduire Ă  ce que Marx dĂ©nomme son dĂ©pĂ©rissement.