Publications par Cournarie Laurent

Introduction aux problèmes philosophiques du langage : la triplicité du langage

Il faut parler pour comprendre la parole, écrire pour expliquer l’écriture. Le langage est requis pour entendre le langage : le dire est la condition du dit, mais le dire prend toujours la forme d’un dit. Certes la pensée se saisit du langage pour penser – penser l’être (ontologie) et penser la pensée ou penser les conditions de la pensée comme conditions de la pensée de l’être (logique) -, mais c’est dans et par le langage que la pensée s’y emploie : le langage paraît n’être qu’un instrument pour la pensée, mais la pensée ne peut se délester du langage qui de ce fait apparaît comme plus qu’un instrument. Le langage porte au-delà de lui-même, mais jamais sans lui. Voilà le paradoxe initial et peut-être ultime. D’un côté le langage vise ce qui n’est pas lui (le langage dit les choses : les décrit, les raconte, les classe… : l’opposition entre signum et res paraît bien fondée), mais ce qui est visé n’est pensable et connaissable que par le langage : ce qui ne se laisse pas dire ne se laisse pas penser et connaître….

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Commentaire du livre IV des Politiques

On a longtemps parlé de la Politique d’Aristote. Les éditions récentes rétablissent le titre ancien, Les politiques, ce qui peut s’autoriser de deux raisons principales. La première c’est que c’est ainsi qu’Aristote cite son propre texte (et qu’il cite souvent ses propres œuvres). Mais surtout comme dit Pellegrin dans son introduction de l’édition GF, « le pluriel rend mieux la réalité d’un “traité” irréductiblement divers » (p. 5). De fait, on peut légitimement se demander si Les politiques forment un traité sur la politique ou une série de traités plus ou moins indépendants, si ce “traité” est celui d’Aristote ou plutôt davantage celui d’un éditeur ou des éditeurs d’Aristote. Dès lors s’impose immédiatement la question de savoir comment lire Les politiques.

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Explication intégrale de la première partie des Passions de l’âme

Le Traité des Passions est un ouvrage né d’une amitié entre un philosophe et une Princesse. Sans l’insistance de cette dernière, à travers leur correspondance, jamais peut-être cet ouvrage n’aurait vu le jour. Sans la sollicitation d’Elizabeth, “bientôt relayée par la reine Christine”, Descartes ne se serait probablement jamais expliqué sur les passions. Ce qui ne laisse pas d’être étonnant. Car les passions n’ont jamais cessé d’être un problème philosophique de première importance. La question des passions s’impose au moins à la réflexion éthique. Or Descartes avoue en mai 1646 ne l’avoir “jamais ci-devant étudiée”, même si les premières notations concernant les passions remontent aux années 1618-19, avec en particulier le début du Compendium musicæ, la deuxième note des Experimenta. C’est bien sous la pression des objections de la princesse Elisabeth à ses prescriptions médico-morales que Descartes compose un “premier crayon”.

Jalons pour la question de la croyance

La croyance ne correspond à aucun lieu philosophique défini. Elle ne relève exclusivement ni de la psychologie, ni de la logique, ni de la méta-physique, ni de la morale. Ou plutôt le psychologue, le logicien, le métaphysicien se renvoient entre eux la croyance comme une question toujours ex-terne et de peu d’intérêt. Du point de vue psychologique, la croyance est un état mental qui ne fait qu’accompagner certaines représentations : elle est ainsi doublement contingente. Ce qui est nécessaire dans la vie de l’esprit, ce sont les idées et leur enchaînement. Si la croyance ne fait que s’ajouter par-fois aux représentations, elle ne mérite pas une étude spéciale. Surtout la vé-rité n’est pas un objet pour la psychologie. Or on ne peut séparer dans la croyance son rapport à la vérité. C’est pourquoi la psychologie préfère ren-voyer à la logique le traitement de la croyance. Mais la logique au nom d’un concept objectif et formel de la vérité rejette la croyance en n’y voyant qu’une dimension simplement subjective et extérieure du vrai. La croyance par son caractère douteux relève plutôt de ce qui dépasse le domaine de la vérité formelle ou expérimentale, c’est-à-dire la métaphysique. Mais la mé-taphysique n’est pas moins prompte à délaisser l’étude de la croyance parce que son intention est de rechercher des vérités absolues, pressée de parvenir à des certitudes rationnelles. Si l’esprit commence toujours par croire, il est fait pour s’élever à des conclusions évidentes. Autrement dit :
– le rapport à la vérité exclut la croyance du domaine de la psychologie ;
– la modalité de ce rapport l’exclut de celui de la logique ;
– sa dimension d’origine l’exclut de celui de la métaphysique. Bref, la vérité est à conquérir sur et contre la croyance. Dire que l’esprit commence par le faux ou par la croyance, c’est ici la même chose (Descartes).

Introduction à la question philosophique de la liberté

« En quoi le problème de la liberté n’est-il pas une question particulière » demande Heidegger au début de son cours de 1930 intitulé De l’essence de la liberté humaine – Introduction à la philosophie ? En quoi la liberté n’est-elle pas une question philosophique comme une autre ? En ce qu’elle interroge la philosophie elle-même dans sa possibilité : que l’essence de la liberté concerne l’essence de la philosophie, voilà ce qui fait le caractère insigne de la question de la liberté. Que faut-il comprendre par là ? Sans doute qu’elle est une question primordiale à la fois a parte subjecti et a parte objecti.

A parte subjecti, parce que nul philosophe n’a la liberté de l’ignorer : le philosophe n’est pas libre de penser ou de ne pas penser la liberté mais seulement libre de lui apporter telle ou telle réponse. La philosophie ren-contre la liberté comme une question nécessaire. C’est elle qui, pour l’essentiel, permet de distinguer les systèmes philosophiques qui sont comme des variations autour d’un même thème. Au terme de l’analyse conceptuelle du réel, il s’agit de s’assurer si l’on a raison de tenir l’homme pour un être libre ou si la liberté n’est qu’une illusion que la connaissance philosophique vient précisément dissiper. Mais par là-même, peut-être, la li-berté signale qu’il n’y a pas de système philosophique si abstrait qu’il ne procède d’un sujet engagé dans l’existence.

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Aristote Ethique à Nicomaque Livre V

La composition de l’Ethique à Nicomaque présente l’allure, même reconstituée, d’une ascension : elle suit une haute progression par les vertus morales et dianoétiques, ou ce qui les fortifie (livres II-IX), vers l’objet final de l’éthique, défini au livre I, et étudié au livre X, le bien- vivre. Cette progression donne ainsi une structure circulaire à l’œuvre : le dernier livre revient sur le premier, la pensée s’y achève en déterminant la fin de l’éthique. Le terme retrouve le commencement qui se trouve fondé en lui. En même temps l’Ethique à Nicomaque articule la politique et l’éthique dont elle n’est qu’un moment. S’ouvrant sur l’idée de Souverain Bien, et sur la politique comme science architectonique du «bien proprement humain», elle s’achève en introduisant les livres de la Politique. Le bonheur est cette idée nominale qui constitue la fin de toutes les activités et le sens de l’existence humaine, fin ultime qui est formellement la même que la fin politique. On comprend donc immédiatement l’importance de la question de la justice dans l’ensemble des livres sur l’éthique.

Le livre V constitue un traité de la justice . La considération de la justice vient clore l’examen des vertus morales, commencé au livre III et poursuivi au livre IV. Aristote choisit de consacrer tout un livre à la vertu de justice (dikaiosunè). Mais encore tout l’intérêt de ce traité sur la justice, et tout l’apport d’Aristote à la philosophie du droit, consistent-ils à dégager la justice de son approche exclusivement morale. Aristote propose ainsi une série de distinctions importantes entre la justice générale, vertu de justice ou justice légale, et la justice particulière qui se définit de façon privilégiée non par rapport à la loi mais par rapport à la notion d’égalité. C’est cette seconde espèce de justice qu’il privilégie, la subdivisant à son tour en justice distributive et justice corrective.

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L’expérience

Ce livre numérique est l’édition de Notes de cours sur l’Expérience.

Comment penser l’expérience ? Il faut partir de cette question pour reconnaître la tension qui existe entre la pensée et l’expérience. Le rapport de la pensée à l’expérience n’est pas un rapport pacifié mais plutôt polémique. La pente naturelle de la pensée est de s’instituer contre l’expérience. Du moins l’expérience représente-t-elle peut-être ce qu’il y a d’irréductiblement extérieur à la pensée, ce que la pensée ne peut épuiser, ce que le concept ne peut jamais complètement assimiler à soi : l’expérience se donne à la pensée comme un écart initial dont il n’est pas certain qu’elle puisse le combler. Il y a plusieurs manières d’envisager cette tension entre la pensée et l’expérience.

Plan du cours :
– Introduction : la pensée ouverte sur l’expérience
– Chapitre I : L’expérience ou le plus bas degré du savoir
– Chapitre II : Vérité de l’empirisme
– Chapitre III : Science et expérience
– Chapitre IV : Théorie et méthode expérimentale
– Conclusion
– Bibliographie

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De l’âge heureux de la technique à la technoscience

L’artiste est resté longtemps confondu avec l’artisan dont il partage le statut inférieur et méprisé. Du même coup, il est souvent anonyme : c’est un artisan, compagnon d’une confrérie de métiers. Son œuvre est au service des doctes qui en sont les commanditaires : l’artiste n’est que l’exécutant qui met son savoir-faire au profit d’un […]

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L’esthétique en questions

Il y a une actualité philosophique de l’esthétique. Mais les débats sur les questions esthétiques paraissent partagés entre un renouveau de l’esthétique par la philosophie analytique – dont la sobriété argumentative, la clarté des thèses plaident, selon ses auteurs et ses défenseurs, en faveur de son « sérieux scientifique », à la fois contre l’éloquence d’une certaine tradition phénoménologique et contre l’adhésion quasi-religieuse à l’art par les désenchantés de la politique et les « célibataires » de la métaphysique – et une réactivation du sens de l’esthétique qui, dépassant le point de vue descriptif, s’attache à ce qu’il y a de négatif ou d’irréductible dans l’expérience de la beauté et de l’œuvre d’art.

C’est sans doute au contact de l’art du XXè s., que l’esthétique philosophique a regagné en vitalité, que ce soit pour assumer, critiquer le projet de la modernité, ou plus modestement, pour appliquer à l’art la rigueur d’une analyse logique du langage. L’esthétique est en question dans la philosophie parce qu’il en est question dans l’art. A l’origine de ce qui pourrait apparaître, si l’on jugeait trop vite, comme une crise ou une déroute de l’esthétique, il y aurait le geste ironique opéré par le ready made de Duchamp : celui de présenter en tant qu’art un objet trivial, choisi précisément pour son indifférence esthétique , qui désamorce toute possibilité de discerner l’œuvre de l’objet réel. De ce que l’art n’est plus affaire d’expression et de représentation, ce serait conclure bien vite que de proclamer la mort de l’esthétique. Il s’agit bien plutôt d’en réviser les conditions et le sens aujourd’hui. Si l’art se produit comme sa propre mise en question (l’art en tant que question de l’art), l’esthétique ne peut plus aveuglément célébrer l’œuvre et la beauté, ni affirmer la présence souveraine d’un contenu de vérité.

Faut-il dire aborder l’esthétique sur le mode de la nostalgie, devant la perte des évidences, ou tout simplement lui dire « adieu », renoncer sinon à l’approche esthétique de l’art, du moins aux questions et aux concepts de l’esthétique traditionnelle ? Toute décision engage la construction de ce que signifie le terme d’esthétique. Au bout du compte, n’est-ce pas l’esthétique qui est inappropriable et qui dépasse les limites de son concept ?

L’art donne-t-il nécessairement lieu à des œuvres ?

L’art est la provenance de l’œuvre, l’œuvre est l’ouvrage de l’art. Que serait une œuvre qui ne serait pas le produit de l’art, et que serait l’art, ou un art, qui ne produirait pas d’œuvres ? L’art et l’œuvre existent l’un par l’autre. L’œuvre manifeste l’art, l’art est la condition nécessaire de l’œuvre. Voilà qui est incontestable. Mais pour autant l’art est-il la condition suffisante de l’œuvre ? Une œuvre, pour prétendre au statut artistique, ne doit-elle pas en outre répondre à certains critères esthétiques, consister en un objet esthétique, ce qui tendrait à suggérer que l’art ne peut se réduire à une simple activité productrice, mais qu’il est aussi une activité normée par des valeurs ? L’art ne peut produire que des œuvres mais non pas nécessairement des œuvres de qualité. Parler d’œuvre d’art ne va donc pas de soi. C’est une expression composée, et il s’agit moins d’une notion que d’un jugement, qui peut s’entendre en deux sens : œuvre faite avec art – l’art est la manière de l’œuvre, et l’on confond sous une même expression un concept descriptif et une évaluation – ou œuvre faite à partir de l’art – l’art est l’origine de l’œuvre. Le concept d’œuvre d’art est donc problématique en lui-même et c’est bien ce que notre sujet formule, à sa façon, sous la forme d’un paradoxe : l’art donne-t-il lieu nécessairement à des œuvres ?

L’expression verbale “donner lieu” est ambiguë, à dessein semble-t-il. Elle assume le présupposé qui constitue la notion d’œuvre d’art. Elle donne à penser à la fois que l’art est le lieu d’où l’œuvre est tirée, que c’est à partir de lui qu’elle existe effectivement, qu’il n’y a pas d’œuvre sans art, mais qu’aussi bien l’œuvre est le lieu où l’art vient à lui-même, où il se réalise comme chose dans le monde. L’œuvre provient de l’art mais l’art a en vue l’œuvre comme l’événement par lequel il advient à son essence. Ce qui “a lieu” dans l’œuvre d’art n’est rien d’autre qu’un échange d’effectivité entre l’art et l’œuvre. L’œuvre d’art est le lieu même de cet échange.