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Peut-on dire d’une chose qu’elle existe ?

Dans les premiers mois de 1918, RUSSELL prononce huit conférences publiées dans la revue The Monist sous le titre The Philosophy of logical Atomism. C’est un passage de la 6 ème conférence qui va retenir notre attention. Russell y insiste sur une conséquence philosophique de l’analyse logique des expressions qu’il appelle les « descriptions », conséquence importante pour « le problème de l’existence ». Afin de bien saisir ce que l’on trouve dans le texte, il faut d’abord avoir une idée de ce qu’apporte à la logique mathématique la théorie des descriptions publiée en 1905 dans un article de la revue Mind sous le titre On Denoting à propos duquel RUSSELL dit: « cette théorie parut au rédacteur en chef d’alors si absurde qu’il me supplia de reconsidérer ma décision de le publier et de ne pas exiger sa publication tel qu’il était […] Il fut plus tard généralement approuvé et l’on en vint à le considérer comme ma contribution la plus importante à la logique » (My Philosophical Development, 1959).

La rencontre avec PEANO en 1900 est à l’origine du projet russellien de reconstruire les mathématiques à partir de “certaines notions fondamentales de logique” et de “fournir la preuve que la totalité de la mathématique pure traite exclusivement de concepts définissables au moyen d’un très petit nombre de concepts logiques fondamentaux, et que toutes ses propositions sont déductibles à partir d’un très petit nombre de principes logiques fondamentaux” (Préface des Principles of Mathematics, 1903). On reconnaît là le projet du logicisme qui prend acte des progrès récents de la logique et de la rupture avec la logique traditionnelle: « le fait que la mathématique n’est dans sa totalité rien d’autre que la logique symbolique est une des plus grandes découvertes de notre temps » (id). Par “logique symbolique” ou “logistique” il faut évidemment entendre le calcul des propositions et le calcul des prédicats élaborés d’abord dans les travaux de FREGE puis de RUSSELL lui-même, travaux auxquels la théorie des descriptions vient précisément apporter une contribution importante.

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La science, l’intuition et l’art d’inventer

Pour Platon la science impliquait un apprentissage, une recherche, d’où le paradoxe : la science supposait savoir et ignorance ;

« Quel beau sujet de dispute sophistique tu nous apportes là ! C’est la théorie selon laquelle on ne peut chercher ni ce qu’on connaît ni ce qu’on ne connaît pas : ce qu’on connaît, parce que, le connaissant, on n’a pas besoin de le chercher ; ce qu’on ne connaît pas, parce qu’on ne sait même pas ce qu’on doit chercher. »

Ainsi la science implique un certain rapport du connu à l’inconnu qui rend possible soit le scepticisme qui réduit l’inconnu à l’inconnaissable, soit le dogmatisme qui proclame que l’inconnu est connaissable :

« Voilà le problème, cherches-en la solution. Tu peux la trouver par le pur raisonnement. Jamais, en effet, mathématicien ne sera réduit à dire : « Ignorabimus » .

Dans La science et l’hypothèse, Poincaré donne l’impression de pencher du côté sceptique ; ne parle-t-il pas de principes qui ne sont que des hypothèses révisables, de définitions, d’axiomes qui ne sont que des conventions déguisées ? On reste étonné qu’un savant d’une telle envergure puisse poursuivre des recherches alors qu’il serait sceptique. Ni sceptique, ni dogmatique. Alors que cherche-t-il dans la science ? À la différence des scientistes de l’époque qui rêvaient de voir leur science éliminer toutes les autres sciences et remplacer la philosophie par une sorte de science des sciences dont ils prétendaient détenir le secret, Poincaré retient du savoir sa puissance d’invention. Il s’oppose autant à ceux qui figent la science dans des principes immuables qu’à ceux qui réduisent la science à une simple langue construite sur des conventions (Le Roy) :

« Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir » .

Savoir, c’est inventer mais inventer est-ce simplement découvrir, reconnaître quelque chose qui était déjà là ? La question de l’invention, souvent posée par ce mathématicien féru de physique, est-elle une question interne à la science ou une question externe posée par le philosophe, le psychologue ou même le sociologue ?

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La question du sujet dans la philosophie kantienne

Le concept kantien de sujet est au carrefour de multiples significations héritées tant de la philosophie antique que de la philosophie moderne
En héritage de la philosophie antique, le concept kantien de sujet prend un sens qui l’apparente au concept de substance au sens d’un substrat du réel recevant les propriétés qualifiant une chose comme ceci. Kant pense le sujet comme substrat quand il le pense logiquement, c’est-à-dire comme élément de la structure prédicative de l’énoncé. Deux cas de figures sont possibles. Quand l’énoncé est considéré du point de vue de la logique formelle, les représentations faisant fonction de sujet et de prédicat sont librement permutables, si du moins on respecte les règles de la conversion : de la proposition tous les corps sont divisibles, on passe par conversion à la proposition quelque divisible est un corps (CRP B 128-129, TP 106, R 176 ). Quand l’énoncé est considérée comme connaissance, quand il se rapporte à un objet, quand la structure logique qui le régit est celui de la logique transcendantale, la permutation n’est plus possible : dans l’expérience, est sujet, c’est-à-dire substance au sens empirique, ce qui se présente, dans l’intuition, comme permanent, par différence avec le variable, qui est prédicat. Ce point est traité en particulier dans le chapitre des analogies de l’expérience portant sur le principe de permanence de la substance.

De cette première acception relève aussi ce que Kant appelle le substantiel ou le sujet proprement dit des phénomènes, lequel, en raison de la structure discursive de la connaissance humaine, ne peut rien être d’autre qu’une idée de la raison, ayant le rôle régulateur d’un focus imaginarius pour la connaissance (Prolégomènes, § 46, Vrin, p. 108-109).

En héritage de la philosophie moderne, le concept kantien de sujet prend un sens qui l’apparente à la res cogitans cartésienne. Mais Kant infléchit profondément cet héritage. Il désubstantialise la res cogitans et il distribue le Moi (Ich) en trois figures : le moi comme je pense ou l’aperception transcendantale, le moi comme personne morale, le moi empirique.

Au carrefour de ces deux héritages se trouvent les questions traitées dans les « Paralogismes de la psychologie rationnelle ». Le Moi doit nécessairement se penser lui-même comme sujet au sens où, en tant que pensant, il ne peut pas avoir le statut de prédicat. Kant écrit ainsi dans les Prolégomènes : « tous les prédicats du sens interne se rapportent au moi comme sujet et ce moi ne peut plus être encore pensé comme prédicat de quelque autre sujet » (109). Et cependant ce moi sujet ne livre aucune des connaissances que la psychologie rationnelle croyait devoir tirer se son statut de sujet.

On se propose ici de répondre à trois questions portant sur le statut de ce sujet :
– 1/ le sujet transcendantal est-il un être pensant ?
– 2/ le sujet transcendantal est-il une première personne ?
– 3/ la subjectivité est-elle réductible à la fondation transcendantale de l’objectivité ?

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Logique formelle, logique transcendantale

Sur quoi portent-elles ? De quoi traitent-elles ?

La logique formelle est une théorie des formes des jugements et des formes des raisonnements. Elle se définit comme «la science des lois nécessaires de la pensée » (Kant, Logique, p.12, qui précise : « les lois nécessaires et universelles de la pensée en général »). Il suffit de bien entendre cette définition pour se rendre compte qu’il ne peut s’agir de la psychologie. Si c’était le cas, en effet, nous aurions affaire à des lois contingentes relevant de l’observation de la vie mentale et de la façon dont se forment et s’associent les idées. En tant que lois nécessaires et universelles qui ont une validité générale (comme, par exemple, les lois du syllogisme), elles sont indépendantes de tout principe empirique. La logique « repose sur des principes a priori qui permettent de déduire et de démontrer toutes ses règles » (Logique, p.13), comme, par exemple, le principe de contradiction. Les règles de la logique, en tant qu’elles sont des lois, concernent la pensée non telle qu’on l’observe dans les faits mentaux et les opérations psychologiques, mais telle qu’elle est dans sa forme idéale de validité. C’est ce que Kant exprime en déclarant : « En logique il s’agit […] non de la façon dont nous pensons mais de la façon dont nous devons penser » (Logique, p.12).
La logique transcendantale est, quant à elle, une doctrine des catégories, c’est-à-dire des concepts purs qui commandent la connaissance de la réalité, voire même qui constituent la réalité. Pouvoir connaître une chose réelle c’est d’abord pouvoir l’identifier et dire à quoi on a affaire. Par exemple, c’est pouvoir dire que cet animal que je vois est un chien et pas un chat. On a alors un concept empirique, celui de chien. Les concepts empiriques se forment en comparant des choses observées et en faisant abstraction d’un caractère commun. Mais cette activité de conceptualisation qui aboutit à des concepts empiriques est elle-même commandée par des concepts purs qui n’ont rien d’empirique.

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Alain, La perception

Démarche réflexive qui prend pour objet l’expérience commune : « ma perception la plus ordinaire ». Alain cherche « ce que je pense [je souligne] dans ma perception ». « L’objet est pensé et non pas senti » (81, I, 8 : « De l’objet » ; P&S, 1093). Penser ce qu’il y a de pensée dans la perception.

Cette pensée peut – et même doit ici – se comprendre de plusieurs manières :

1 / Sens large, cartésien : « Tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser » (Descartes, Principes de la philosophie, I, 9). « Par le nom de Pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connaissants » (Réponses aux secondes objections, Raisons qui prouvent …, définitions, I.) « Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? […] une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » (Méditation II). « En prenant le mot de pensée comme je fais, pour toutes les opérations de l’âme » (à Reneri pour Pollot, avril – mai 1638). La tâche définie par le texte consiste donc en une analyse du fait global de la perception.

2 / Sens restreint : l’activité intellectuelle, par opposition à tout ce qui relève de la sensibilité ou des affects. Il s’agit alors de dégager du phénomène global de la perception la contribution spécifique de la part intellectuelle.

3 / Mais aussi, en un sens à la fois plus précis et encore différent, « pensée » a ici le sens qu’il a toujours chez Alain, c’est-à-dire d’un exercice contrôlé et maîtrisé de l’ensemble des facultés. La perception est une activité, placée sous la direction de la volonté. On lit dans les Définitions pour le mot « penser » : « C’est peser ce qui vient à l’esprit, suspendre son jugement, se contrôler soi-même et ne pas se complaire. Penser, c’est passer d’une idée à tout ce qui s’y oppose, de façon à accorder toutes les pensées à l’actuelle pensée. C’est donc un refus de la pensée naturelle, et, profondément, un refus de la nature, qui en effet n’est pas juge des pensées. Penser c’est donc juger que tout n’est pas bien en nous comme il se présente ; c’est un long travail et une paix préalable ». C’est le cartésianisme d’Alain, dont on verra qu’il n’est cependant pas la seule composante de sa philosophie de la perception.

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Aux sources de l’Etat selon Hobbes

D’APRES LES ELEMENTS OF LAW NATURAL AND POLITIC :

RATIO, ORATIO, RATIOCINATIO

Diderot, dans une lettre à Sophie Volland, s’extasiait sur “le traité sublime de la nature humaine” rédigé par Hobbes en 1640. Voilà, estimait-il, Locke et Helvétius, aussi bien que La Bruyère et La Rochefoucauld, dépassés, voire écrasés par les “vérités” relatives aux “principaux ingrédients de la nature humaine” qu’entasse Hobbes avec un ordre éblouissant. Si Diderot jugeait mauvaise la traduction que venait de donner le baron D’Holbach des treize premiers chapitres des Elements of Law, il en recommandait néanmoins la lecture, une fois l’an, à son enfant et à son amie. Pas plus que D’Holbach, il ne pouvait demeurer indifférent à l’universel mécanisme auquel le philosophe de Malmesbury rapportait la nature et les œuvres de l’homme et il était frappé par l’insistance avec laquelle Hobbes, dans tous ses ouvrages d’ailleurs, scrutait la nature humaine – à la fois la nature en l’homme et la nature de l’homme. Diderot, qui désapprouvait le “hobbisme” à raison de la pente politique qui, à ses yeux, l’emportait vers l’absolutisme, avait néanmoins le tort de ne pas souligner, et probablement de ne pas saisir, le lien serré qui, selon Hobbes, rattache la politique à l’anthropologie. Or, dans le corpus du philosophe anglais, ce lien est essentiel. Il apparaît expressément dès les Elements of Law. Seulement, pour comprendre le rapport qu’entretient la politique avec l’anthropologie, il est nécessaire d’interroger à la fois les circonstances dans lesquelles fut rédigé l’écrit de 1640 et la manière dont les thèses alors énoncées se répercuteront dans les œuvres ultérieures du philosophe (I). Nous pourrons alors mesurer l’importance que, dans la première partie des Elements of Law intitulée Human nature, prend la coexistence de ce que D’Holbach appelle de manière pittoresque les “deux ingrédients” de la nature humaine : la passion et la raison. En effet, c’est moins la juxtaposition de ces “two principal parts of our nature” que leur rapport quasiment dialectique qui, sous la conduite de la raison, détermine la spécificité de l’humaine nature. C’est pourquoi il importe d’examiner ce que sont la nature, la place et la fonction de la raison qui fait l’humanité de l’homme (II). Cependant, Hobbes n’étudie la nature humaine – il le dit lui-même – que dans la mesure où sa connaissance permet de comprendre les causes profondes de la condition politique des hommes, point nodal de la réflexion du philosophe. C’est pourquoi Hobbes explique, en une démarche d’une rigueur logique exemplaire, ce qu’est l’institution de l’état civil par les pouvoirs de la raison : parce que le propre de la raison (ratio) est de parler (oratio) et de raisonner (ratiocinatio), le geste le plus authentique de la nature humaine est d’arracher l’homme à sa condition naturelle en édifiant l’artifice de la condition civile ou de l’Etat. L’homme, décidément, n’est pas un animal comme les autres (III).

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Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et sur la religion

Dieu nous unit au monde par l’union de l’âme et du corps. Elle ne se résume pas à un principe d’individuation, mais a pour rôle de nous permettre d’agir dans le monde d’une manière appropriée et sage, sans que, pour autant, toute notre attention soit mobilisée par le commerce que nous avons avec les choses et avec les autres.
La connaissance est une vision en Dieu selon Malebranche. Elle suppose un silence du corps et des passions, afin que nous puissions connaître la véritable nature des choses, qui ne consiste en rien d’autre que leurs idées. Tout, y compris les corps, se connaît par les idées ; l’étendue étant celle par laquelle nous pouvons connaître les êtres physiques et comprendre la nature de leurs modifications.
La connaissance ne doit donc rien à la perception et, lorsqu’il y a perception, elle n’a pas pour objet de connaître. C’est pourquoi, Malebranche va penser la perception dans des termes totalement affranchis de la représentation. Pourtant, la perception possède bien un rôle et même un rôle fondamental, un rôle que l’on ne peut trouver qu’étonnant tant il se rapproche des thèses de la phénoménologie, qui font de la perception ce qui nous assure de notre être au monde : elle permet l’identification des phénomènes et des situations, elle permet de comprendre l’action des individus en vue de leur propre conservation, mais également en vue d’un commerce agréable avec les autres et ce, en étant totalement dissociée de la connaissance et de la vérité. La perception que nous avons des choses est une compréhension de signes, qui montre que les relations sociales, les actions de l’union de l’âme et du corps, ne sont ni vraies ni fausses, mais obéissent à un autre critère, à une autre forme de bien que celle à laquelle la connaissance ouvre. Le monde perceptif possède une utilité. Il est conforme à l’Ordre, sans pour autant à avoir à se dire jamais en terme de vérité. Cela veut dire que la vérité n’épuise pas le sens de notre condition. Certes, tout est conforme à l’Ordre voulu par Dieu, mais tout en l’homme ne se ramène pas à la recherche de la vérité ; la perception engage l’homme dans la compréhension du monde, l’introduit dans une réalité de significations, comme si, pour une certaine part, notre existence n’avait pas à se dire ou à se fonder dans le vrai.
Ceci est d’autant plus étonnant, que cette « vérité » de notre condition, que la phénoménologie « découvrira » et thématisera bien plus tard, est esquissée par Malebranche à travers l’une de ses théories les plus décriées, et en apparence les plus « folles », la théorie des causes occasionnelles.

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La fin du politique

S’il y a une fin du politique, au sens d’une finalité, d’un but ultime qui lui confèrerait son sens, il est légitime d’envisager qu’il y en ait une fin, au sens d’une cessation définitive. Le politique, et la politique, disparaissant une fois leur mission historique accomplie, l’humanité peut passer à autre chose. Autre chose de plus intéressant que cette activité que Sartre définissait comme la lutte menée en commun par des hommes contre d’autres hommes. On peut avoir autre chose à faire, quand on est humain, que se battre contre d’autres humains, que ce combat mette aux prises des ennemis à abattre ou simplement des adversaires à défaire. Surtout quand on sait à quel point – je cite Alain – « la politique est une chose ennuyeuse, médiocre et laide ». Chose, ajoute-t-il, « dont il faut pourtant s’occuper, comme de tant d’autres choses ennuyeuses, médiocres et laides » (Dédicace à Henri Mondor).
Qu’on définisse la politique comme une lutte d’hommes contre d’autres hommes, ou simplement comme la conduite des affaires de la cité, il semble que le politique comme instance s’articule toujours à une institution : l’État, où s’accomplit la tâche de conduire les affaires publiques, et dont la conquête est l’enjeu de la lutte dont parle Sartre. Qu’il n’y ait plus d’État, et il n’y aura plus de politique. Or, la disparition de l’État est bien l’objet de deux politiques au moins : l’anarchiste et la communiste. La première visant sa suppression, la seconde travaillant, par-delà sa conquête, à son dépérissement.

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Un peuple peut-il être souverain ?

La notion de souveraineté populaire est un lieu commun de la philosophie politique moderne. L’on n’entend pas par là une hégémonie, soit la domination qu’un peuple acquiert sur un autre par voie de conquête. La notion caractérise bien plutôt pour nous ce que nous appelons la démocratie, et constitue la raison pour laquelle nous considérons ce régime comme le plus universellement souhaitable d’un point de vue politique. Marx allait jusqu’à déclarer que « la démocratie est l’essence de toute constitution politique » , ce qui paraît bien signifier qu’en dépit d’apparences souvent opposées, il n’est pas de vie politique dans laquelle le peuple (démos) – non pas au sens de la classe populaire, mais comme ensemble des citoyens – n’exerce un certain pouvoir (kratos) : comme écrit Tite Live, « la force de tout pouvoir réside dans le consentement de ceux qui lui obéissent ». Pour autant, on peut éprouver quelque difficulté à admettre qu’un tel pouvoir soit une souveraineté. L’expression souveraineté populaire apparaît bien comme le transfert à la collectivité des citoyens de ce qui était antérieurement la prérogative d’un monarque, dont les autres individus étaient les sujets. La question est de savoir si ce transfert pourrait être mieux que purement verbal, et ne pas dissimuler sous des mots une absence de conception cohérente : s’il est clair qu’un roi exerce son pouvoir souverain sur l’en¬semble de ses sujets, en commandant et en obtenant leur obéissance, il l’est beaucoup moins qu’un tel ensemble puisse exercer le même pouvoir sur lui-même, c’est-à-dire être à la fois souverain et sujet, commandant et obéissant. Que des peuples soient assujettis au point d’être dépourvus de toute souveraineté est un fait patent, mais le problème n’est pas tant de savoir s’ils ont des moyens réels de la conquérir : il est plutôt de savoir s’il y a un sens à vouloir, c’est-à-dire d’abord à penser qu’un peuple puisse être souverain de lui-même, étant le seul objet possible de sa supposée souveraineté.

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La fin de l’Etat

Dans son Traité théologico-politique, Spinoza écrit que « la fin de l’État est en réalité la liberté ». La pensée politique de Spinoza s’inscrit dans la postérité de la théorie de Hobbes, qui fonde l’État sur un pacte, c’est-à-dire une institution volontaire. Hobbes opposait explicitement sa propre doctrine au naturalisme aristotélicien. La formule de Spinoza rend toutefois cette opposition assez insignifiante puisque c’est Aristote qui a le premier défini l’État « une communauté d’hommes libres ». Elle s’explique dans la mesure où la conception de Hobbes servait à justifier un absolutisme politique dans lequel la « réalité » de la liberté prend une apparence qui semble lui être exactement contraire, celle d’une obéissance soumise à la puissance coercitive des pouvoirs publics. Aussi bien Nietzsche – pour qui au demeurant la notion de liberté était une illusion majeure – a-t-il pu décrire l’État moderne, issu des théories bourgeoises, comme « le plus froid de tous les monstres froids » . C’est à ce monstre que s’en prend la critique anarchiste, selon laquelle la liberté ne saurait être considérée comme la fin qui donnerait à l’État sa raison d’être, mais bien plutôt comme ce dont la réalisation suppose la disparition de celui-ci : la fin de l’État est alors supposée être le moyen de ce qu’une idéologie fallacieuse fait passer pour sa véritable justification.

Il paraît clair que l’obéissance volontaire aux lois de l’État pourra difficilement être motivée si elle est simplement contraire à la liberté qui est son principe. Il s’agit dès lors de savoir si celle-ci peut donner à l’État une finalité essentielle et permanente, qui justifie sa pérennité historique, ou s’il y a là une contradiction qui doit conduire à ce que Marx dénomme son dépérissement.